I
Table des matières LES RAPATRIÉS RUSSES
Mai 1917.
IL y a cinquante Français sur ce coin de quai délimité, dans ce port brumeux, qui attendent depuis ce matin. Au loin, Liverpool, avec ses maisons grises, semble une cité de rêve scientifique. De notre promenade dans cette ville industrielle, il ne nous reste qu'un amer souvenir. Les cafés y sont fermés et la bière n'est pas servie avant midi. Ainsi l'ordonnent les rigoureuses lois anglaises. Un air chargé de fumée traîne au long des rues noires. On marche. Une avenue qui monte. Pas d'arbre. Au tournant, nous parvient une musique de cirque: ce sont des boys-scouts en casquettes plates, sans visière, tout à fait semblables à de jeunes Allemands, qui jouent du fifre et frappent des cymbales. Deux cavaliers, le polo sur l'oreille, nous dévisagent sévèrement. Près d'un aqueduc, d'un ton rouge brique, que les suies ont encré, un énorme policeman se promène. La foule nous regarde, pas longtemps... Elle est pressée.
Sur le plancher du quai maritime, dans un estaminet-papeterie-pâtisserie, une vendeuse mélancolique débite pour onze pence des cartes postales coloriées qui tâchent de représenter des jardins trop verts et une mer d'un bleu d'azur, celle-là même qui s'étale devant nous, couleur café au lait.
Un de nos compagnons de route, le gros Jules, ancien matelot, que l'on a placé dans l'infanterie à la suite de son évasion d'Allemagne, sans doute pour le récompenser, s'inquiète des provisions du bord. Il parlemente avec une jeune Anglaise, presque aimable qui lui propose du jambon, du beurre et des gâteaux, de tremblantes gélatines roses et vertes sur quoi l'on a piqué des amandes.
- Crème... du crème...
- Pour les chaussures? demande le gros Jules sans sourciller.
- On pourrait en prendre pour demain..., observe le prudent Gaston Desprès, qui accompagne partout l'ancien matelot et le contredit en tout lieu.
Mais l'ordre arrive de monter à bord du cargo-boat «transformé », dont les soutes sont pleines de munitions, obus et grenades, et qui accomplit, sous le pavillon de la croix-rouge, le trajet de Liverpool au golfe de Kola: circuit des missions alliées que l'on envoie en Russie.
Nous prenons possession de la partie du pont qui nous est cédée. Ennui tranquille. Quelques bateaux se déplacent sur l'eau grise où le soleil joue par plaques. Des remous viennent tapoter les flancs de notre courrier. Une sirène crie éperdument dans le brouillard. Un paquebot se débarrasse d'une épaisse fumée.
Sur le plancher des «troisièmes» que secoue le piston des machines, un Russe me heurte en passant. C'est un pauvre diable rasé, en casquette, de qui les jambes maigres sont serrées dans un pantalon à carreaux. Il ne s'excuse pas, bien qu'il soit un «civilisé », je veux dire, bien qu'il ait vécu dans les Amériques. Tous ces Russes, du reste, une soixantaine, empilés avec nous dans la cale, sont des «rapatriés».
Ils furent obligés de quitter la Russie avant la guerre, pour quelque histoire de police ou de politique... La Révolution leur permet aujourd'hui de rentrer... En chapeaux mous, accoutrés de pardessus au col relevé, ces exilés s'encombrent de valises grandes comme des malles et taillées, dirait-on, dans du bois.
Presque tous sont rasés. Ils ont cet air humble et résigné que l'on remarque chez certains émigrants affalés dans les salles d'attente.
Cependant les rapatriés descendent leurs hardes dans le dortoir des «troisièmes», installent des hamacs, se créent un domicile provisoire à grands renforts de caisses et de cordes. On reconnaît parmi eux des Finlandais aux cheveux et aux yeux trop clairs, des Juifs d'Odessa ou de Kiew, bruns et maigres, de grands diables aux regards ardents, de larges faces de Slaves aux petites prunelles.
Mais les maisons, le long du quai, se sont déplacées; la grande tour, dans la brume, a changé de côté... Les dames du café maritime secouent leurs mouchoirs et la vendeuse triste agite de petits drapeaux... Notre cargo-boat danse un peu. Nous partons. Un soleil rouge essaye de percer un brouillard toujours plus opaque. Il est sept heures du soir.
Vastes nuages sur la mer, ce matin-là. On ne distingue qu'un torpilleur à gauche. Les civils russes se promènent sur le pont glissant, parfumé de goudron et d'eau de mer.
Le repas du matin réunit ensemble tous les passagers dans la cale. La barbare cuisine anglaise avec ses pommes de terre à l'eau, ses oignons doux cuits à demi, ses bouillis de bouf sans saveur, ses conserves poivrées que l'on arrose d'une sauce piquante et colorée, ses confitures à la gélatine, désoriente les Français. Mais les Russes ont de l'appétit et des goûts britanniques.
Vers les dix heures du soir, sous le plafond bas du dortoir, un léger roulis. On traverse une zone dangereuse. Les Français jouent aux cartes dans la chambrée des Russes, séparée de la nôtre par une simple corde tendue. Une voix nasillarde entonne un chant en mineur de regret et d'amour. Les sifflets des torpilleurs répondent aux cris des sirènes, répétés de minute en minute, dans l'épaisseur de la nuit. Les hamacs se balancent au-dessus de nos têtes. Il fait chaud. L'air sent la vague marine et l'écurie humaine. Un Finlandais glabre, à lunettes noires, s'est assis sur l'avant-dernière marche de l'escalier qui monte vers le pont et nous regarde...
Le lundi, notre cargo s'arrête, la nuit, dans la baie de Belfast, à cause, dit-on, des «difficultés» que l'on rencontre à traverser le chenal où nous venons d'entrer. Les «difficultés», ce sont les sous-marins allemands qui s'aventurent jusque dans ces parages.
Armé de sa jumelle marine, seul bien qui lui reste de son passé de matelot, le gros Jules que l'on a surnommé «Captain», renseigne ses compagnons. A son fidèle Gaston Desprès il affirme que l'on peut déchiffrer le nom des navires qui, paraît-il, croisent au large.
- Oceanic!... Adriatic!... Aviatic!... Toby!
Gaston Desprès saisit la jumelle à son tour, et, bien entendu, ne découvre rien. Mais Captain n'en prend point souci, occupé, d'ailleurs, à enrichir de commentaires les souvenirs de voyage de ses contemporains:
- Regardez ce «trois-cheminées» qui tourne... Ah! il retire l'ancre... Tous les passagers sont à l'arrière pour peser moins à l'avant... Ces taches blanches, ce sont deux, trois femmes de chambre qui nous font des signaux avec des mouchoirs blancs...
Autour de Captain un cercle se forme...
Des Russes qui ne comprennent rien, s'entassent là et rient de confiance lorsqu'ils voient rire les Français.
- Tribord, c'est à droite, et bâbord, c'est à gauche, explique Captain avec un sourire qui découvre ses lèvres sous la moustache rousse... quand on a le visage face à l'avant. Exemple: cette nuit, dans le hamac, j'étais bien couché à tribord et un peu bousculé à bâbord..., à cause de Desprès qui est un «poids lourd» et qui remue tout le temps...
On s'adresse à Captain pour tous renseignements maritimes. Son grade, il l'accepte sans déplaisir. Peut-être en est-il flatté. Sa bonne humeur le rend populaire. Au reste, comme la plupart de ceux qui prennent du ventre, il n'est pas méchant, il a bon cour, et ses défauts mêmes lui sont comptés comme qualités. S'il aime à boire un coup d'eau-de-vie, il ne saurait le faire sans inviter quelqu'un.
- Ah! un petit coup de «treuleuleu» de la mère Boule!
Captain lève hardiment le coude, comme on dit, et le «treuleuleu de la mère Boule», en la circonstance du gin ou du whisky, ne le fait pas tiquer.
- C'est recommandé contre les maladies les plus épouvantables qui affligent l'humanité : la «suchrine», la «zizine » et le choléra.
L'expression «treuleuleu» est familière au «Captain». Elle remplace chez lui tout mot qui vient à lui manquer et désigne, suivant les circonstances, un verre de fine, de whisky ou même ses godillots.
- Passe-moi mes «treuleuleux», dit-il à Gaston Desprès, le matin, lorsque ce dernier se lève par hasard avant son ami.
- Et puis donne-moi aussi mon «treuleuleu»... qui me sert de capote... Tu ne la connais pas? S'il y en a une dont les écussons sont mal cousus, c'est la mienne.
Aussi, à son grade de «Captain», et sans doute pour ne pas le confondre avec des capitaines en pharmacie et en médecine qui voyagent avec nous, on a ajouté le nom de Treuleuleu.
Cependant, nous avons laissé Glasgow. Des sous-marins allemands en patrouille ont été signalés. Notre prudent cargo s'arrête dans un petit détroit où il se repose l'après-midi et la nuit. Pénibles heures d'anxiété. On voit, sur les côtes des paturages verts, de petites maisons blanches, des montagnes aux sommets gris sous un ciel gris. Nous sommes ancrés dans la baie d'Islay.
... Le lendemain, notre courrier s'engage dans le canal de Minsk. Le soir, comme nous allons sortir de la passe, nouvelle alerte. Le cargo fait un brusque demi-tour et revient à toute vapeur se réfugier dans une baie rocheuse. Les passagers montent sur le pont. Les Russes disparaissent sous les foulards et les couvertures. Il y a longtemps que nous l'avons remarqué : nos voisins de cale sont plus frileux que nous. Un malheureux a gardé sous son étroit pardessus sa ceinture de sauvetage. Il ressemble ainsi à un pot de moutarde avec son ventre et son dos énorme d'homme-réclame...
Un brouillard humide tombe doucement. Captain assure...