DEUXIÈME PARTIE
LA LUTTE
Table des matières I
DIOGÈNE.
Table des matières Les scènes à travers lesquelles nous avons conduit jusqu'ici notre lecteur, avaient lieu pendant une de ces périodes de trêve plutôt que de paix véritable, qui séparaient quelquefois deux persécutions. Déjà nous avons entendu sur notre chemin de sinistres rumeurs et le bruit des préparatifs de guerre; le rugissement des lions de l'amphithéâtre qui a fait tressaillir Sébastien sans l'épouvanter, les rapports venus d'Orient, les insinuations de Fulvius et les menaces de Corvinus nous ont également annoncé le retour prochain des rigueurs et l'effusion imminente du sang chrétien, en flots plus nobles et plus abondants que ceux qui avaient arrosé précédemment le paradis de la loi nouvelle. L'Eglise, toujours calme et prévoyante, ne peut négliger ces signes avant-coureurs du redoutable combat, ni les préliminaires qu'exige la lutte. La seconde partie de notre récit commencera donc au moment où elle apprête ses armes. C'est le prélude de l'action.
Or, vers la fin du mois d'octobre, un jeune homme que nous connaissons, soigneusement enveloppé dans son manteau, car il fait sombre et même un peu froid, se glissait rapidement à travers les rues étroites de la région appelée Suburra: quartier de la ville dont la position exacte est encore en litige, mais qui était certainement situé dans le voisinage immédiat du Forum. La pauvreté et le vice trop ordinairement associés s'y donnaient rendez-vous. Pancratius paraissait depaysé en ces lieux; il s'égara plusieurs fois et finit pourtant par trouver la rue où il se rendait. Les maisons ne portant pas de numéros, il lui était difficile, mais non impossible de découvrir celle qu'il cherchait. Il examina quelle était l'habitation la plus convenable; et en ayant remarqué une qui se distinguait par la décence et le bon ordre, il frappa hardiment. Il fut reçu par un vieillard, Diogène, dont le nom a été cité déjà dans l'une de nos pages. Il était de haute stature; ses larges épaules, habituées, eût-on dit, à porter de lourds fardeaux, donnaient à sa démarche une certaine inclinaison; ses cheveux tombaient en mèches argentées des deux côtés de sa tête large et osseuse; une profonde mélancolie était empreinte sur ses traits, calmes néanmoins dans leur expression, mais revêtus d'une solennelle tristesse. Il ressemblait à quelqu'un qui a beaucoup vécu avec les morts, et qui se plaît dans leur société. Ses fils, Majus et Severus, deux beaux jeunes hommes aux formes athlétiques, habitaient avec lui. Le premier s'occupait à graver, ou plutôt à gratter une grossière épitaphe sur une vieille table de marbre, dont le revers gardait encore les traces d'une inscription sépulcrale païenne, à demi effacée par son nouveau possesseur. Pancratius examina le travail en souriant. On y voyait à peine un mot ou un membre de phrase corrects. Voici ce qu'on lisait: DE BIANOBA POLLECLA QVE ORDEV BENDET DE BIANOBA. De la rue neuve: Pollecla, qui vend de l'orge dans la rue neuve. Le second traçait avec un charbon sur une planche de bois un dessin bien imparfait, dans lequel on reconnaissait à peu près Jonas englouti par la baleine et Lazare ressuscité d'entre les morts, ébauche évidemment d'une peinture qui devait être exécutée ailleurs. De son côté, le vieux Diogène, quand on frappa à la porte, ajustait, un peu plus loin, un nouveau manche à une vieille pioche. Ces occupations diverses, dans une même famille, auraient pu surprendre un homme de notre temps; mais elles n'étonnèrent nullement le jeune visiteur; il savait très-bien que ces travailleurs appartenaient à l'honorable et religieuse corporation des fossores ou fossoyeurs des cimetières chrétiens. En effet, Diogène était le chef et le directeur de cette confrérie. Conformément au rapport d'un auteur anonyme contemporain de saint Jérôme, quelques antiquaires modernes pensent que les fossoyeurs composaient, dans la primitive Eglise, un ordre ecclésiastique inférieur, tel que celui de lector ou lecteur. Bien que cette opinion ne soit pas soutenable, il est infiniment probable que cette charge était confiée à des personnes choisies et reconnues par l'autorité ecclésiastique. Le système uniforme adopté pour creuser, remplir et disposer les nombreux cimetières des alentours de Rome, système si complet dès son origine qu'il ne subit ni perfectionnement ni changement dans la suite, nous autorise à conclure que ces merveilleux et vénérables travaux accomplissaient sous la direction et par les mains d'une association fondée dans ce but. Ce n'était pascessorte de compagnie des pompes funèbres spéculant sur l'inhumation des morts, mais plutôt une confrérieieuse, instituée à cet effet. Une série d'intéressantes inscriptions, découvertes dans le cimetière de Saint-Agnès que cette profession se transmettait dans certaines . l'aïeul, le père et les fils l'ayant remplie dans le re lieu. Il est donc facile de comprendre l'habilés mité qui avaient présidé aux fouilles des ca. Mais les fossores avaient certainement un office pluss élevé, ou même une juridiction dans ce monde souterrain. Quoique l'Eglise procurât à tous ses enfants l'espace nécessaire pour les enterrer, il était naturel que ceux-ci acquitassent un droit quelconque pour choisir l'emplacement de leur sépulture, le voisinage, par exemple, de la tonbe d'un martyr. Les fossoyeurs réglaient ces transactions, mentionnées souvent dans les anciens cimetières. On conserve au Capitole l'inscription suivante: EMPTV LOCVM AB ARTEMISIVM VISOMUM HOC EST ET PRAETIUM DATUM FOS SORI HILARO ID EST FOL NOOD PRAESENTIA SEVERI FOSS ET LAVRENTI. Ceci est une fosse pour deux corps, achetée par Artemisius, et dont le fossoyeur Hilarius a reçu pour prix. bourse. en présence de Severus le fossoyeur et de Lau rentius.
Peut-être le dernier nommé était-il le témoin de l'acquéreur et le premier celui du vendeur. Quoi qu'il en soit, nous affirmons à nos lecteurs que nous avons expliqué tout ce que l'on connaît sur la profession de Diogène et de ses fils.
Nous avons laissé Pancratius s'amusant à regarder les essais laborieux de Majus dans l'art glyptique; enfin il lui adressa ces paroles:
-Exécutez-vous toujours vous-même ces inscriptions?
-Oh! non, répondit l'ouvrier, qui leva les yeux en souriant: je ne travaille que pour les pauvres qui n'ont pas le moyen de payer un artiste plus habile. Celle-ci est destinée à une excellente femme qui tenait une boutique dans la via nova, et qui, étant honnête, ne s'enrichit pas, vous le comprenez. Néanmoins une étrange pensée m'a frappé en gravant cette épitaphe.
-Quelle est-elle, Majus?
-Je songeais que dans quelques siècles d'ici, des chrétiens peut-être liraient avec respect mon grossier travail et apprendraient avec intérêt l'existence de la pauvre Pollecla et de sa boutique d'orge, tandis que toutes les épitaphes des princes persécuteurs de l'Eglise seraient ignorées.
-Cependant j'ai peine à m'imaginer que les superbes mausolées des empereurs subiront la destruction, tandis que la mémoire d'une humble marchande traversera les âges futurs. Mais quel motif avez-vous de penser ainsi?
-Tout simplement parce que je préfère transmettre à la postérité le souvenir d'un pauvre vertueux plutôt que celui d'un riche méchant; et £ non informe épitaphe sera lue encore peut-être quand des arcs de triomphe auront été renversés. Et pourtant c'est horriblement écrit, n'est-ce pas?
-Qu'importe! cette simplicité vaut mieux que les plus belles inscriptions. Mais quelle est cette dalle de marbre appuyée contre la muraille?
-Ah! c'est une magnifique épitaphe qu'on nous a remise pour que nous la placions. Vous verrez que l'écrivain et le graveur sont deux personnes différentes. Elle est destinée au cimetière de la noble Agnès, sur la voie Nomentane. Je crois qu'elle rappelle la mémoire d'un enfant chéri, dont la perte a profondément atteint le cour de ses vertueux parents.
Pancratius approcha une lumière du marbre et lut ce qui suit: (Nous traduisons) L'INNOCENT ENFANT DYONISIUS REPOSE ICI PARMI LES SAINTS. SOUVENEZ-VOUS DANS VOS SAINTES PRIÈRES DE L'ÉCRIVAIN ET DU GRAVEUR.
-Cher et heureux enfant, dit Pancratius après avoir lu l'épitaphe, unis mon nom, dans tes saintes prières, à ceux de l'écrivain et du graveur.
-Amen! répondit la pieuse famille.
Pancratius, remarquant l'altération de la voix de Diogène, se retourna et vit le vieillard essayant avec effort de couper un bout de coin qu'il avait enfoncé dans le manche de sa pioche pour en fixer le fer; mais sa vue semblait se troubler sous l'influence d'une cause qu'il cherchait à dissimuler, car il passait à tout moment sur ses yeux le revers de sa robuste main.
-Qu'y a-t-il donc, mon bon vieil ami? s'enquit affectueusement l'adolescent. D'où vient que l'épitaphe du jeune Dionisius vous émeut à ce point?
-Ce n'est pas elle seulement; mais elle me rappelle tant d'évènements passés et m'en fait craindre tant d'autres encore pour l'avenir, qu'à cette double pensée je me sens près de défaillir.
-Et quelles sont ces pénibles perspectives, Diogène?
-Eh bien! voyez-vous, c'est une chose toute simple que de prendre dans ses bras un bon petit enfant comme Dyonisius, et de le déposer dans sa...