Rome avait entouré la Berbérie d'un cercle militaire: au nord, le limes Tubusuptitanus vers Bougie, le limes Taugensis (Taourga) vers Dellys, et le limes Tigensis (Djemmaâ Saharidj), sur les bords du Sebaou; au sud, le limes Auziensis à Aumale. Ils occupèrent aussi par les armes la vallée de l'Oued-Sahel qui, sur l'autre versant du Djurjura, ouvre une brèche parallèle à la première dans les montagnes de la Kabylie méridionale. Les mercenaires de Rome ont passé sur les cailloux roulés de ces rivières qui sont à sec une partie de l'année, et presque toujours guéables. Les étrangers qui vinrent après eux du Nord, de l'Est ou de l'Ouest, suivirent les mêmes chemins. Mais sur le Mons Ferratus, sauvage et redouté, dans cet asile inviolé jusqu'en 1857 de la nationalité berbère, aucune de ces pierres éparpillées depuis le littoral jusqu'au Désert, où la reine du monde a gravé son chiffre! nul vestige non plus de quelque autre domination, même éphémère!
Les Turcs, en possession seulement des deux vallées, y relevèrent les fortins romains, comme à Taourga et à Djemmaâ-Saharidj, ou en construisirent de nouveau, notamment le bordj Sebaou et le bordj de Tizi-Ouzou, qui nous apparaissent sur des éminences. Ces postes étaient garnis de quelques canons, mais cette artillerie manquait souvent d'artilleurs, soit que la garnison eût succombé dans une surprise des montagnards, soit que, trop faible pour leur résister ou assiégée par la famine, elle se fût résignée à battre en retraite. Près du bordj Sébaou, un vieux Kabyle voulut nous montrer, au fond d'une citerne, les crânes blanchis des soldats turcs égorgés vers 1830. A cette époque, l'autorité du pacha d'Alger était à ce point affaiblie sur les confins berbères, que le bordj Saharidj, le plus avancé dans la vallée du Sebaou, avait été entièrement abandonné.
Il n'y avait de garnisons permanentes qu'aux bordjs Sebaou, Bour'ni, Bouïra, Sour-er-Rozlan (Aumale) et Zammorâ; et elles se réduisaient à seize seffras de vingt-trois janissaires chacune, soit en tout un effectif de trois cent quatre-vingt-huit hommes. Les Turcs employaient contre ces montagnards indomptés d'autres moyens plus efficaces d'oppression ou de défense. C'était d'abord l'organisation des Zmouls [Réunions de familles, pluriel de Zmala.]: colonies militaires, imitées de celles des Romains. A quiconque venait s'établir autour d'un de leurs bordjs, ils offraient un zouidja (environ douze hectares) s'il était fantassin, et deux s'il était cavalier.
Ils lui remettaient, en outre, les instruments de la guerre et ceux du labourage, mais à titre d'avances dont ils se remboursaient sur les récoltes de ce soldat-colon. Ainsi, se formèrent les tribus du Makhzen, vouées à la défense de la domination turque, et qui ne furent dans l'origine qu'un ramassis de gens sans feu ni lieu, d'Arabes chassés de leurs douars, de Kabyles expulsés de leurs villages, de Koulourlis ruinés dans les villes et de femmes de mauvaise vie. Les commandants des bordjs exerçaient un pouvoir absolu sur ces enfants perdus de la société africaine, auxquels vinrent se joindre peu à peu des familles des Flisset, des Guechtoula, des Iraten et d'autres tribus fuyant la terrible vendetta kabyle: l'oussiga [Vengeance.] et la diâ [Prix du sang.]. Les tribus makhzen étaient exemptes d'impôts; mais elles devaient prendre les armes au premier appel des lieutenants du pacha qui les menait au combat et au pillage. On se servait d'elles pour arracher violemment, de temps à autre, un maigre impôt à quelques tribus voisines qu'on se flattait d'accoutumer de la sorte à une obéissance qui ne fût pas illusoire, et aussi pour prélever sur les marchés la taxe plus productive du meks, ou en tenir éloignés tous ceux avec qui l'on était en guerre. La pauvreté de certaines tribus, obligeant un assez grand nombre de leurs hommes à aller à Alger, où ils faisaient partie de la corporation des Berranis [Étrangers.], fournit également une arme aux Turcs contre les Kabyles qui leur livraient ainsi, par nécessité, des otages. Chaque année, quelques têtes montagnardes ornaient, trophée hideux et menteur, la porte de Bab-el-oued. Le glaive du bourreau, suspendu sur la tête de leurs fils qui descendaient dans la plaine, déterminait parfois ces tribus à payer l'impôt qui n'était en réalité qu'une rançon.
Les Amaraoua, 22 villages, 1,402 fusils, dont nous traversons le territoire, étaient la plus considérable des colonies militaires de l'Est. Ils ont rempli-comme le dit leur nom-la vallée, au pied de la haute Kabylie. Ils formaient une cavalerie nombreuse et redoutable. Leur tâche consistait à emprisonner dans leurs rochers verticaux les tribus les plus hostiles, notamment les belliqueux Iraten, atteints pour la première fois en 1857, et à garder la route du Djurjura à la Mitidja et à Alger. Il fallait pour cela couper en deux les sofs jadis étroitement liés des Flisset-oum-el-lil, et des Flisset-Behar, 25 villages, 1,165 fusils, tribu énergique qui s'étend depuis la rive droite de l'Oued Sebaou jusqu'à la mer.
Cette confédération puissante des Flisset, maîtresse de l'une et l'autre rives, rendait la vallée inabordable pour les Turcs. Ce fut pour la rompre et enlever ainsi aux montagnards la clé de la plaine, que le pacha d'Alger fonda les Makhzen des Amaraoua, en les appuyant sur les bordjs de Sebaou et de Tizi-Ouzou. Après 1830, les Zmouls accoururent souvent dans la Mitidja pour s'y livrer, sur les premières fermes françaises, à leurs habitudes invétérées de pillage. Aujourd'hui, exclusivement agriculteurs, ils s'associent pour le labour et l'élève du bétail avec leurs ennemis séculaires, les Kabyles. Leurs cultures réjouissent nos yeux; elles sont bien plus soignées que celles des Arabes ou même des Kabyles de la plaine. D'Alger aux Issers, le baromètre agronomique descend; des Issers à Tizi-Ouzou, il remonte, et, dans la haute Kabylie, nous allons le voir au beau fixe.
Mais voici un groupe de maisons blanches qui, par leur structure, nous rappellent le vieil Alger. C'est Taourga (la fourmilière), autrefois Taugensis, chef-lieu d'un canton militaire romain, à présent habité par des Turcs et des Koulourlis qui fournissaient aux cavaliers du Makhzen leurs selles, leurs harnachements et leurs djbiras [Espèces de valises en cuir ornementé à plusieurs poches.].
En admirant les champs des Amaraoua, nous nous étonnons de trouver leurs habitations dans un état si misérable. Ce ne sont guère que des gourbis arabes agrandis et construits en forme de ruches avec des branchages. Là-dedans, la famille demeure exposée à toutes les intempéries, et c'est à peine si quelques endroits fermés au moyen d'un torchis de terre et de fumier lui offrent un abri contre les pluies d'automne ou les neiges d'hiver.
Maintenant devant nous, sur la route, se pressent des boeufs, des vaches, des moutons, des mulets en plus grand nombre, précédés ou suivis de leurs guides, et ployant sous le faix de leurs larges tellis tout gonflés de marchandises. Hommes et bêtes se rendent au Souk-el-Sebt de Tizi-Ouzou. Le mulet kabyle remplace ici le petit âne arabe. Il en est le digne émule par la sobriété, la résignation et le courage; mais, plus robuste que lui, il est un peu moins malheureux. De temps à autre quelques bêtes effrayées, boeufs ou moutons, se mettent à courir devant la diligence, et le maître du bétail de crier, et le postillon de faire claquer son fouet, et les animaux que ce vacarme épouvante de redoubler de vitesse. Souvent cette course burlesque dure l'espace d'une lieue. Alors les pauvres bêtes folles de terreur, mais épuisées d'haleine, s'élancent brusquement sur les pentes raides de la montagne ou du ravin, et le Kabyle saute, grimpe, bondit derrière elles, sue sang et eau pour les rassembler et les ramener sur la route. La diligence ne ralentit jamais son allure: tant pis pour qui se fera écraser! Les Kabyles sont tout aussi lents à se garer que les arabes. Cependant le postillon ne les avertit qu'en cas de péril imminent; et encore est-ce presque toujours avec le fouet qu'il leur donne cet avertissement.
-Eh! postillon, s'écrie le Général indigné, vous traitez ces braves gens en véritable Turc.
-Je mène la poste, Madame, ne vous l'ai-je pas dit? et si je devais m'arrêter toutes les fois qu'ils me barrent le chemin eux et leurs bêtes, nous n'arriverions pas aujourd'hui, mais demain. Ils doivent me faire place et le savent bien; mais ça les ennuie, ces messieurs, de se déranger pour des Roumis.
A Tizi-Ouzou [Le col du genêt épineux.], où nous arrivons vers cinq heures du soir, nous nous retrouvons en pleine France. La diligence s'engage dans une large rue bordée de maisons bien bâties et s'arrête devant un hôtel d'assez bonne apparence. Plusieurs indigènes s'offrent pour porter nos bagages. L'un d'eux, un beau garçon de dix-huit ans, à l'oeil vif, au front intelligent, nous fait le salut militaire:
-Madame, dit-il, vous plaît-il que ce soit moi?
-Oui, mais où as-tu donc appris à parler si poliment?
-A l'école de Tizi-Ouzou, Madame, et puis mon père est un des spahis du commandant.
-Sais-tu lire?
-Sans doute; écrire aussi, et calculer.
Le Philosophe s'écrie, transporté:
-Tous les fusils et tous les canons de France pour un maître d'école!
-Voulez-vous m'emmener? lui demande le jeune Kabyle.
-Où cela?
-A Paris. Je vous servirai fidèlement.
-Tu quitterais tes montagnes?
-Et ma famille, et ma femme: tout pour aller en France.
-Tu es marié?
-Depuis...