INTRODUCTION
Table des matières Accroître le bien-être et les jouissances de la vie matérielle, telle est aujourd'hui l'idée dominante des nations civilisées. Tous les efforts se sont tournés vers l'industrie, parce que c'est d'elle seule qu'on peut attendre le progrès. C'est elle qui fait naître et qui développe chez les hommes de nouveaux besoins, et qui leur donne en même temps le moyen de les satisfaire. L'industrie est devenue la vie des peuples. C'est donc à son développement que doivent tendre tous les voux, tous les talents, toutes les intelligences: c'est autour de ce puissant levier que doivent se réunir les esprits supérieurs, qui aspirent à l'honneur de concourir à notre régénération sociale.
Où sont les bornes devant lesquels s'arrêtera la puissance humaine? Les intelligences vulgaires ne les supposent jamais au delà de leur étroit horizon; et cependant chaque jour cet horizon s'agrandit, et chaque jour les bornes sont reculées. Jetons les yeux autour de nous; partout, depuis vingt ans, les éléments de la vieille civilisation ont été modifiés, perfectionnés, renouvelés: partout il s'est opéré des merveilles. Les jouissances, les commodités de la vie, qui n'étaient réservées qu'à la fortune, l'artisan en dispose; quelques pas encore, et elles seront également réparties dans toutes les classes. Mille industries, mille inventions, sont nées simultanément, qui ont amené d'autres découvertes; et celles-ci, à leur tour, sont devenues ou deviendront le point de départ d'un nouveau progrès; et tous ces changements s'opèrent au profit de la généralité, et tendent à vulgariser le bien-être. C'est une nouvelle ère, basée sur l'amour du bon et du beau, qui s'élève sur les débris des préjugés des castes et des monopoles de la richesse. Dans toutes les créations, dans toutes les innovations, le même caractère se représente; le bas prix et l'utilité générale sont les conditions essentielles de la vitalité des arts industriels. Les gouvernements, aussi bien que les administrations locales, entraînés dans le mouvement irrésistible des masses, ont subi la même impulsion; et ce n'est qu'en accordant des réformes aux exigences des temps, qu'ils ont pu se soutenir; et ce n'est qu'en subordonnant ces réformes au point de vue des idées modernes, qu'ils ont pu les faire accepter. Le vieux monde a secoué le joug de ses vieilles habitudes; il se retrempe et se refait. Aussi, voyez, tout change autour de nous: l'aspect des villes, la physionomie des campagnes, le cours des rivières, les travaux des populations, les productions du sol et de l'industrie, la distribution des propriétés; tout a pris une physionomie nouvelle . Et quand la puissance directe, la force matérielle de l'homme s'est trouvée insuffisante pour accomplir son ouvre et persévérer dans le progrès; quand sa volonté semblait devoir se briser contre d'insurmontables obstacles, voici qu'une goutte d'eau réduite en vapeur est venu suppléer à sa faiblesse, et lui créer une puissance dont on n'a pu encore, dont on ne pourra de longtemps peut-être mesurer l'étendue.
Dès lors, avec l'auxiliaire de cet agent, des prodiges se sont accomplis, et des merveilles que nos pères n'auraient pas crues réalisables par les efforts réunies de tous leurs magiciens sont entrées dans le cours ordinaire des choses. Des machines qui n'exigent de l'homme qu'une oisive surveillance nous filent et nous tissent d'elles-mêmes le chanvre, le coton, la laine, la soie, et nous rendent en étoffes variées les matières que nous leur livrons à l'état natif; puis après avoir subi une préparation chimique de quelques heures, ces toiles, plongées dans un bain, en sortiront peintes tout à coup, et comme par enchantement, des plus vives couleurs, des plus gracieux dessins; ainsi se façonnent ces jolies indiennes dont se pare, aux jours de repos, la population travailleuse, et qui, dans les campagnes aussi bien que dans les villes, émaillent de leur éclat et de leur fraîcheur les groupes de jeunes filles, et répandent autour d'elles un air de joie, d'aisance et de bonheur. Ailleurs, le sale chiffon que vous jetez dans une cuve vous est bientôt rendu transformé en papier de la plus pure blancheur, et prêt à recevoir, à répandre, à éterniser votre pensée; quelques minutes ont suffi à cette métamorphose. Partout les objets les plus délicats d'utilité et de luxe sont versés dans la consommation à des prix qui décroissent toujours. Ce n'est pas tout; au moyen de cette même vapeur, les fleuves, les mers, nous transportent, avec une vitesse inconcevable, à toutes les extrémités du globe; et les palais flottants qui abritent le pauvre comme le riche, leur offrent un luxe et des douceurs qui manquent souvent à leurs habitations: enfin, dans nos vallées, par-dessus les fleuves et à travers les collines, serpentent et se déploient d'immenses rubans de fer; et sur ces voies étroites que l'homme leur impose, s'élancent, rapides comme la pensée, ces formidables machines qui semblent dévorer l'espace avec une impatience spontanée, et dans lesquelles la vie paraît se trahir par le souffle et le mouvement. Quand on considère la majestueuse élégance de ces lignes, se développant avec grâce et se nivelant à travers les plaines, les vallées, les précipices et les montagnes de granit; quand on entend le bruit du passage de ces convois qui emportent plusieurs milliers d'individus, et que le regard n'a pas le temps de distinguer; quand on se dit que de tels résultats sont l'ouvre d'une industrie qui compte à peine quelques années d'existence, d'un agent qu'on n'a pu étudier encore que très imparfaitement, d'un art qui est en enfance, on se demande quels seront les derniers prodiges réalisés par les perfectionnements de cet art; on éprouve le noble désir de contribuer à la plus prochaine réalisation de ses incalculables bienfaits.
Constater l'état actuel de l'industrie des chemins de fer; indiquer les points où elle paraît susceptible d'améliorations; appeler l'attention de la science sur les lacunes qui restent à combler; émettre enfin quelques vues personnelles qui ne seront peut-être pas sans utilité pour l'avenir, tel est le but que je me suis proposé en publiant ce livre. Je ne me fais pas illusion, du reste, sur le sort qui lui est réservé ; je sais que, traitant d'une industrie née d'hier, où le progrès de la veille est toujours effacé par le progrès du lendemain, les observations et les idées qu'il contient ne tarderont pas à être dépassées; mais loin de reculer devant une telle prévision, je l'ai acceptée avec espoir: mon plus vif désir est de voir bientôt ces pages abandonnées par les praticiens, comme arriérées, et reléguées au fond des bibliothèques, comme documents pouvant tout au plus servir à l'histoire.
Voué à l'industrie depuis ma jeunese, je me suis occupé surtout d'améliorer en France le système des communications. Quelques voyages en Angleterre m'avaient convaincu que, pour transporter dans ma patrie la civilisation industrielle de la nation anglaise, il fallait, avant tout, mettre nos moyens de transport à l'unisson des siens; à cet effet, il fallait multiplier les ponts, activer la navigation à la vapeur et établir des chemins de fer; et ce fut vers l'accomplissement de cette triple tâche que je dirigeai tous mes efforts. En 1824, je construisis le premier pont en fil de fer qui ait été jeté sur un grand fleuve. L'empressement que l'on mit de toutes parts à imiter cet exemple ne tarda pas à dépasser toutes mes espérances. La simplicité, l'élégance et surtout le bas prix de ces ponts les recommandaient également à la faveur publique, et en peu d'années on en vit un grand nombre établis dans des localités où les ponts sur arches auraient été ou impossibles ou trop coûteux.
L'application de la vapeur à la navigation et aux chemins de fer présentait beaucoup plus de difficultés; et c'est principalement l'histoire des tentatives que j'ai faites pour améliorer le système des machines, que je viens mettre sous les yeux du public. Le succès qu'a obtenu mon nouveau système de chaudières à tubes générateurs, et l'application immédiate qui en a été faite aux machines locomotives, m'autorisent à espérer que je n'obtiendrai pas des résultats moins satisfaisants dans l'application que je me propose d'en faire à la navigation et aux autres besoins de l'industrie. Je m'estimerai trop heureux, si cette découverte peut contribuer à déterminer d'autres conquêtes de la science dans le domaine des productions positives.
Je consignerai en outre dans cet ouvrage toutes les observations que j'ai dû faire en construisant le chemin de fer de Saint-Étienne. Ce chemin ne compte que quinze lieues d'étendue, et dans ce court espace se sont rencontrés tous les obstacles, toutes les difficultés, tous les accidents de terrains, tous les cas enfin, ordinaires ou exceptionnels, qui peuvent se présenter dans les plus vastes parcours. La description des moyens que j'ai employés pour les mener heureusement à fin sera donc de quelque secours aux constructeurs.
Il y a quelques années, tous les grands travaux d'utilité publique étaient dirigés exclusivement par les ingénieurs du gouvernement. A ces ingénieurs, nourris d'études spéciales et approfondies, on pouvait sans inconvénient parler le langage de la science, avec toutes ses abstractions et ses formules complexes. Mais depuis que l'exécution des grandes entreprises a cessé d'être monopolisée,...