Quand j'étais toute petite fille, je rêvais souvent de l'Amérique - de celle qu'on connaissait peu - l'Amérique du Sud. Il me semblait que voler à la conquête de ce pays fabuleux était une entreprise pleine de hardiesse et digne de toutes les récompenses. Combien de fois, dans la conversation des grandes personnes, entendis-je résonner comme un refrain ces mots fatidiques: partir à la conquête de l'Amérique?! Cette fameuse «?conquête?» prenait alors la valeur des choses inouïes qui dépassent l'entendement?; c'était quelque chose comme l'héroïque aventure de la Toison d'Or ou la cueillette des pommes au Jardin des Hespérides. Ma candeur enfantine apercevait volontiers cette moitié d'île comme un lieu mystérieux où tout est miracle.
J'imaginais, à son propos, des histoires qui n'avaient ni queue ni tête. Tantôt c'était un humble garçon qui, mourant de froid et de faim, l'abordait, et puis, un beau jour, de ses grosses bottes de sept lieues, il frappait quelque rocher «?enchanté?». Celui-ci se déchirait dans un bruit de tonnerre et. les trésors coulaient à flot. L'humble garçon n'avait plus qu'à rentrer dans ses pénates, où personne ne le reconnaissait plus bien entendu, et il expliquait, en secouant des sacs de dollars: - C'est moi l'oncle d'Amérique?!
Tantôt. Mais vous n'attendez point que je vous conte les exploits de tous mes héros d'Amérique.
Je peuplais encore cette terre prédestinée d'animaux féroces et d'innombrables hordes de sauvages à la face cuivrée, la tignasse hérissée de plumes de coq. Et puis encore de serpents boas, de crocodiles anthropophages, de taureaux furieux que de jeunes cavaliers vêtus d'une chemise rouge et bottés à l'écuyère poursuivaient, une ficelle à la main. Pour tout dire, mes notions sur cette contrée étaient si vagues qu'elles ne gênaient en rien les merveilleuses chimères qui illuminent toutes les cervelles d'enfant.
L'Amérique très lointaine, très problématique, était pour moi le pays où l'on rencontre providentiellement des monstres et des fées?; des lions et des nègres tout nus?; des singes qui se grattent le derrière, et la caverne d'Ali-Baba.
Depuis, j'attrapai quelques bribes de sciences plus exactes, et, cependant, je me souviens d'un examen qui faillit tourner à ma honte, parce qu'impudemment je plaçai dans l'Empire du Brésil ce qui revenait de droit à la République Argentine.
Mes ardeurs géographiques trouvaient leurs limites naturelles avec l'Océan. Tout ce qui se passait de l'autre côté de la mer, là-bas, là-bas, derrière l'horizon des grands bateaux, me donnait mal au cour et il me semblait incroyable que l'on pût s'intéresser sérieusement au cours du fleuve Paraná ou au sort des cannes à sucre d'une ville appelée Tucuman.
Maintenant, mes opinions ont bien changé: je considère l'Amérique presque comme une seconde patrie et la femme argentine comme une amie. C'est que, depuis quelques années, un commerce très affectueux s'est établi entre les deux nations, et je crois bien que les femmes ont beaucoup contribué à cet aimable courant de sympathie. Les Argentines ont commencé par s'engouer de nos modes, et puis elles ont aimé l'esprit de nos écrivains?; et, maintenant, ce qui est mieux, elles comprennent notre cour comme nous-mêmes essayons de connaître leurs pensées. Des hommes éminents sont partis «?à la conquête de l'Amérique?», et, encore qu'ils fussent documentés - eux - sur la géographie, l'ethnographie et l'économie du pays, ils revinrent stupéfaits. Hé quoi?! cette nation que l'on croyait à peine civilisée possédait cette culture intellectuelle?!. Des femmes aux grands yeux d'almées, à la taille souple, au teint mat, mères de famille incomparables, se montraient plus au courant de notre littérature que beaucoup de Françaises?! Ils ne tarissaient point sur la grâce de leur hospitalité ni sur l'aisance spirituelle de leur conversation.
-Elles parlent un français d'une pureté rare, disaient-ils, et leur appétit de s'instruire, de lire nos poètes, nos auteurs, est une chose remarquable?!
Pierre Baudin, Anatole France, Georges Clemenceau, Léopold Mabilleau, Paul Doumer, Victor Margueritte, le docteur Pozzi., tous ceux, enfin, qui tentèrent la fameuse conquête, furent sous le charme et revinrent «?conquis?». Ils le dirent, ils l'écrivirent?; et Jules Huret consacra à l'Argentine un livre remarquable.
Mais, s'ils nous révélèrent le pays dans sa gloire triomphante, dans l'apothéose de ses réceptions, dans le spectacle de cette prodigieuse et féconde énergie que l'Argentin résume dans cet aphorisme: «?Ce qui importe, c'est de faire quelque chose, le faire imparfaitement, mais le faire?».; s'ils nous transportèrent au galop furieux des étalons à travers les «?villes rouges?», jusqu'aux sanglants «?corrals?» où un tueur exercé aligne ses six mille moutons par jour.; s'ils nous montrèrent dans tout son attirail pittoresque et romantique le «?gaucho?» coiffé du sombrero, les braies ficelées, la chiripa flottant au vent, vivant au campo, abattant un bouf au passage et se reposant d'exploits dignes d'Hercule en jouant de la guitare, en chantant des vidalidades ou en dansant le péricon.; s'ils firent vivre devant nous cette nation ardente, semeuse d'or, gardant ses pampas aux portes de la civilisation raffinée des villes, il manquait, pour nous faire aimer complètement le pays, ce que des yeux de femmes seuls peuvent découvrir, c'est-à-dire son intimité, quelque chose de son âme et toute l'harmonieuse poésie des vies qui n'ont point d'histoire et représentent la force, la beauté d'une race, je veux dire la Famille.
C'est Marguerite Moreno, avec son livre délicieux: Une Française dans l'Argentine, qui vient de nous faire pénétrer dans ce beau jardin secret.
Mais, au fait, connaissez-vous Marguerite Moreno??. Je ne parle point de l'admirable artiste dont la voix chaude déroule comme un velours les vers de Racine ou de Rodenbach et dont le talent est légendaire, - mais de la femme, de l'amie.
D'abord, est-elle jolie??. Évidemment, elle ne ressemble en rien à ces charmantes et banales personnes dont on ne se rappelle plus si on les a rencontrées la veille aux courses, ou si on a aperçu leurs figures dans son dernier journal de modes. Mais elle est belle de toute l'expression ardente et profonde de ses yeux d'Orientale largement fendus, et du caractère étrange de son pâle et mystique et tranquille visage. En la voyant de profil, on songe aux Vierges de Cimabué, à La Fuite en Égypte de Fra Angelico, aux saintes femmes de Ghirlandajo. Ses mains longues, longues., si longues, si minces, si délicates., rappellent le geste de la Vierge de Quentin Metzys lorsqu'elle tend ses doigts divins vers la souffrance du Christ. Mais, dès qu'on rencontre le regard de Moreno, la ressemblance cesse. Ce n'est plus un primitif, c'est une femme de la Renaissance aux yeux énigmatiques évoquant la grâce mystérieuse des Florentines de Léonard. Et puis, Moreno parle. et on meurt de rire.
On meurt de rire, parce qu'elle est l'esprit même?; parce que, Parisienne jusqu'au bout de ses ongles effilés, elle trouve des mots qui font image. et des images d'une drôlerie irrésistible qui sont autant de bons mots qu'elle jette dans la circulation.
Personne n'a jamais mieux qu'elle conté une histoire. Elle met en scène personnages, paysages, choses et bêtes avec une verve, un pittoresque étourdissants. Et comme ses grands yeux savent tout voir et son esprit tout retenir et aussi tout juger, elle distribue à miracle la malice, le détail, la vérité au cours de ses récits, et ce n'est qu'après s'être royalement diverti, qu'on s'aperçoit que cette dame au profil hiératique est un critique très fin, un psychologue du XXe siècle et la plus érudite des lettrées.
Quand, en 1908, la nouvelle se répandit que Marguerite Moreno, elle aussi, partait à la «?conquête de l'Amérique?», ce fut un désappointement dans le monde des arts. On allait donc perdre cette charmante femme qui, par son intelligence, sa distinction et son esprit, s'était fait dans ce Paris versatile une place à part, une place d'honneur?!. On ne savait pas encore qu'on y gagnerait les Impressions de voyage qu'elle devait nous rapporter cette année, sous la forme d'un roman., roman discret, dont le fil léger n'est qu'un prétexte à nous conduire là où notre curiosité voulait s'introduire. Madame Moreno, on le sait, a fondé à Buenos-Aires un Conservatoire?; elle a enseigné l'art dramatique à de jeunes Argentines?; elle leur a donné le goût des beaux vers et la passion de la poésie. Ceci, son livre ne le dit pas?; ce sont les lettres particulières d'amies que j'ai en Amérique qui me l'ont appris. Mais, tandis qu'elle portait là-bas quelque chose du cour français, elle apprenait à aimer celui de la Republica Argentina.
Là-bas, elle regarde les nuits transparentes de cristal bleu., les nuits merveilleuses?!. et les rues droites, interminables, composées de blocs de maisons formant les cuadras. Elle étudie le caractère de ces Argentins sachant unir la fougue espagnol à la grâce italienne, et qui dansent éperdument au retour d'une randonnée dans les estancias. Mais, ce qui l'intéresse passionnément, et nous aussi, c'est ce qui se...