Après l'affreux chaos dont nous sortons à peine, cela repose presque voluptueusement de cheminer dans cette vallée nouvelle, sur un terrain uni, feutré de fleurs et de mousses. Par une pente légèrement ascendante, on dirait que l'on s'en va vers quelque palais enchanté, tant la route est exquise, au grand calme du milieu de la nuit. C'est comme une avenue très arrangée, pour des promenades de princesses de féerie; une interminable avenue, entre des parois tapissées de fleurs à profusion. Il y a aussi beaucoup d'arbres qui, dans l'obscurité, ressemblent à nos chênes; des arbres tout à fait énormes, qui doivent vivre là depuis des siècles; mais ils sont clairsemés discrètement sur les pelouses, ou bien ils se groupent en bosquets, avec un art supérieur. On n'entend plus marcher la caravane, sur ces épais tapis verts. De-ci, de-là, du haut des branches, les chouettes nous envoient quelque petite note isolée, que l'on dirait sortie d'une flûte de roseau. Il fait frais, de plus en plus frais, presque trop pour nous qui arrivons à peine des régions torrides d'en bas, mais cela réveille et cela vivifie. Et des arbustes, tout fleuris en touffes blanches, laissent dans l'air des traînées de parfum. Il y a grande fête silencieuse d'étoiles au-dessus de tout cela, grand luxe de scintillements. Et bientôt commence une pluie de météores; sans doute parce que nous sommes ici plus près du ciel, ils sont plus lumineux qu'ailleurs; ils font comme des petits éclairs, ils laissent des sillages qui persistent, et parfois on croit entendre un bruit de fusée quand ils passent.
De tant de lieux traversés en pleine naît, et que jamais on ne revoit le lendemain, que jamais on ne peut vérifier à la clarté du jour, pas un ne ressemblait à celui-ci; nous n'avions point rencontré encore cette sorte de paix, cette forme de mystère... La majesté de ces grands arbres que n'agite aucun souffle, cette vallée qui ne finit pas, cette transparence bleuâtre des ténèbres, peu à peu suggèrent à l'imagination un rêve du paganisme grec: le séjour des Ombres bienheureuses devait être ainsi; à mesure que l'heure passe, les Champs Élyséens s'évoquent de plus en plus, les bocages souverainement tranquilles où dialoguaient les morts...
Mais, à minuit, le charme brusquement tombe; une nouvelle tourmente de rochers nous barre le chemin; une petite lumière, qui s'aperçoit à peine tout en haut, indique le caravansérail qu'il s'agit d'atteindre, et il faut recommencer une folle grimpade, au milieu du fracas des pierres qui s'écrasent, se désagrègent et roulent; il faut endurer encore toutes les secousses, tous les heurts sur nos bêtes infatigables, qui butent à chaque pas, glissent parfois des quatre pieds ensemble, mais en somme ne tombent guère.
Monter, toujours monter! Depuis le départ, nous avons dû, par intervalles, redescendre aussi, sans nous en apercevoir, car, autrement, nous serions bien à cinq ou six mille mètres d'altitude, et j'estime que nous sommes à trois mille au plus.
Le gîte, cette nuit, s'appelle Myan-Kotal; ce n'est point un village, mais, une forteresse, perchée en nid d'aigle sur les cimes au milieu des solitudes; pour les voyageurs et leurs montures, un abri solide contre les brigands, entre d'épaisses murailles, mais rien de plus.
Dans l'enceinte crénelée, où nous pénétrons par une porte qui aussitôt se referme, chevaux, mulets, chameaux, sacs de caravane, gisent confondus, à tout touche. Et, de ces niches en terre battue qui sont les chambres des caravansérails, une seule reste libre; cette fois il faudra dormir avec nos gens; pas même la place d'y dresser nos lits de sangle; d'ailleurs, ça nous est égal, mais vite nous allonger n'importe où; un ballot sous la tête, une couverture, car l'air est glacé, et pêle-mêle, avec Ali, avec Abbas, avec nos domestiques persans, dans une promiscuité complète, tous fauchés à la même minute par un invincible sommeil, sans en chercher plus, nous perdons conscience de vivre...
Lundi, 23 avril.
Au fond de l'espèce de petite grotte informe, basse et noircie de fumée, où nous gisons comme des morts, les rayons du soleil filtrent depuis longtemps par des trous et des lézardes, sans qu'un seul de nous ait encore bougé. Confusément nous avons entendu des bruits déjà très familiers: dans la cour, le remuement des matineuses caravanes, les longs cris à bouche fermée des conducteurs de mules; et, sur les murs, la grande aubade des hirondelles,-chantée cette fois, il est vrai, avec une exaltation inusitée par d'innombrables petites gorges en délire. Cependant nous restons là inertes, une torpeur nous clouant sur le sol, aux places mêmes où, hier au soir, nous étions tombés.
Mais, quand nous quittons l'ombre de notre tanière, le premier regard jeté au dehors est pour nous causer stupeur et vertige; arrivés en pleine nuit, nous n'avions soupçonné rien de pareil; les aéronautes, qui s'éveillent au matin après une ascension nocturne, doivent éprouver de ces surprises trop magnifiques et presque terrifiantes.
Autour de nous, plus rien pour masquer à nos yeux le déploiement infini des choses; d'un seul coup d'oil, ici, nous prenons soudainement conscience de l'extrême hauteur où nous a conduits notre marche ascendante, à travers tant de défilés et tant de gouffres, et durant tant de soirs; nous avions dormi dans un nid d'aigles, car nous dominons la Terre. Sous nos pieds, dévale un chaos de sommets,-qui furent jadis courbés tous dans le même sens par l'effort des tempêtes cosmiques. Une lumière incisive, absolue, terrible, descend du ciel qui ne s'était jamais révélé si profond; elle baigne toute cette tourmente de montagnes inclinées; avec la même précision jusqu'aux dernières limites de la vue, elle détaille les roches, les gigantesques crêtes. Vus ensemble et de si haut, tous ces alignements de cimes, tranchantes et comme couchées par le vent, ont l'air de fuir dans une même direction, imitent une houle colossale soulevée sur un océan de pierre, et cela simule si bien le mouvement que l'on est presque dérouté par tant d'immobilité et de silence.-Mais il y a des cent et des cent mille ans que cette tempête est finie, s'est figée, et ne fait plus de bruit.-D'ailleurs, rien de vivant ne s'indique nulle part; aucune trace humaine, aucune apparence de forêt ni de verdure; les rochers sont seuls et souverains; nous planons sur de la mort, mais de la mort lumineuse et splendide...
La forteresse, maintenant, est tranquille et presque déserte, les autres caravanes parties. Dans un coin de la cour murée, où ne gisent plus que nos harnais et nos bagages, deux personnages en longue robe, les gardiens du lieu, fument leur kalyan, les yeux à terre et sans mot dire, indifférents à ces aspects d'immensité qu'ils ne savent plus voir. N'étaient les hirondelles qui chantent, on n'entendrait rien, au milieu du grand vide sonore.
Tout est solide, rude et fruste, dans ce caravansérail aérien; les murailles délabrées ont cinq ou six pieds d'épaisseur; les vieilles portes disjointes, bardées de fer, avec des verrous gros comme des bras, racontent des sièges et des défenses.-De plus, c'est ici une étonnante ville d'hirondelles: le long de tous les toits, de toutes les corniches, les nids s'alignent en rangs multiples, formant comme de vraies petites rues; des nids très clos, avec seulement une porte minuscule. Et, comme c'est la saison de réparer, de pondre, les petites bêtes s'agitent, très en affaires, chacune rapportant quelque chose au logis, et rentrant sans se tromper, tout droit, dans sa propre maison,-qui n'est pourtant pas numérotée.
L'heure toujours morne de midi nous attire de farouches compagnons, cavaliers très armés, voyageurs qui en passant s'arrêtent à la forteresse, pour un moment de repos et de fumerie à l'ombre. Tout près de nous, sous des ogives de pierre, ils s'installent avec force saluts courtois. Bonnets noirs et barbes noires; sombres figures assyriennes, hâlées par le vent des montagnes; longues robes bleues, retenues aux reins par une ceinture de cartouches. Ils sentent la bête fauve et la menthe du désert. Pour s'asseoir ou s'étendre, ils ont de merveilleux tapis, qui étaient plies sous la selle de leurs chevaux; ce sont les femmes, nous disent-ils, qui savent ainsi teindre et tisser la laine,-dans cette Chiraz très haut montée, presque un peu fantastique, où nous entrerons sans doute enfin demain soir... Et bientôt la fumée endormeuse des kalyans nous enveloppe, s'élève dans l'air vif et pur des sommets. Au milieu de la cour, dans le carré vide que le soleil inonde, il y a l'incessant tourbillon des hirondelles, dont les petites ombres rapides tracent des hiéroglyphes par milliers sur la blancheur du sol. Tandis qu'au-dessous de nous, c'est toujours le vertige des cimes, la gigantesque houle pétrifiée, que l'on dirait encore en mouvement, qui a l'air de passer et de fuir...
A quatre heures, nous devions nous remettre en route; mais où donc est Abbas? Il était allé chercher nos bêtes, qui broutaient parmi les rochers d'alentour, et il ne reparaît plus. Alors on s'émeut; tous mes gens, dans diverses directions, se mettent à battre la montagne; bientôt leurs cris, leurs longs cris chantants qui se répondent, troublent le silence habituel des sommets. Enfin on le retrouve, cet Abbas qui était perdu; il revient de loin, ramenant une mule échappée. Pour quatre heures et demie, le départ va pouvoir s'organiser.
J'avais demandé les trois soldats d'escorte que j'ai le droit, d'après l'ordre du gouverneur de Bouchir, de réquisitionner sur mon passage; mais, comme il n'y en a pas dans le pays, j'ai accepté, pour en tenir lieu, trois pâtres d'alentour, et voici qu'on me les...