FRUTTI DI MARE
Table des matières MARSEILLE
Table des matières LA VILLE
Marseille, le brouhaha de sons et de couleurs de sa Cannebière, la flânerie heureuse de ses négociants déambulant de cafés en cafés, l'air de commis voyageurs en vins et en huile, l'exubérance de leurs gestes, leur assent et la gaieté comique de leurs grands yeux noirs, la mimique expressive de leurs belles faces d'hommes, té, tout ce tumulte et cette joie changeant presque en ville d'Orient, mi-italienne et mi-espagnole, ce coin animé des rues Paradis et Saint-Ferréol et jusqu'à ce cours Belzunce, avec son grouillement de Nervi en chemises molles et pantalons à la hussarde et de petits cireurs, se disputant la chaussure du promeneur.
Et là-dessus du soleil, un ciel d'un bleu profond, à souhait pour découper l'arête vive des montagnes, et des étals de fleuristes encombrés de narcisses et de branches d'arbousiers en fleurs?; et des rires à dents blanches de belles filles un peu sales, et des paroles qui sentent l'ail, et à tous les coins de rue des marchands de coquillages, et des attroupements d'hommes du peuple et d'hommes bien mis, pêle-mêle autour de la moule, de l'huître et de l'oursin. Oh?! ces rues fourmillantes, odorantes et rieuses, dont trois corps de métiers semblent avoir accaparé les boutiques: les confiseurs, les lieux d'aisances et les coiffeurs.
Et c'est, dans l'atmosphère, une odeur d'aïoli, de brandade et de vanille qui s'exaspère au bon soleil.
Et dire qu'à Paris, il gèle, il vente et qu'on patine. Ah?! qu'il est doux de s'y laisser vivre, dans ces pays enfantins et roublards, compromis par Daudet et réhabilités, té, par Paul Arène, loin du Paris boueux, haineux et tout à l'égout des brasseurs d'affaires, de délations et de toutes les besognes, poussés, comme les helmintes de la charogne, autour du cercueil du colonel Henry.
Oh?! l'invitation aux voyages de Charles Beaudelaire:
Oh?! viens, ô ma sour, Songe à la douceur D'aller là-bas vivre ensemble.
Comme elle la chante, cette invitation, la Méditerranée, dans chacune de ses vagues d'une transparence si bleue que le fond de roches de ses bords resplendit à travers comme une pâleur entrevue de naïade, et jusque dans l'eau croupie du vieux port, dans cette eau huileuse et figée, aux reflets et aux senteurs de plomb. Elle la chante encore, la nostalgique invitation pour ailleurs, la Méditerranée des Roucas Blancs, et de Mayrargues, et de la Corniche, à travers les drisses, les vergues et les mâtures, dressées, telle une forêt, entre le fort Saint-Jean et les bastions du Faro, sous l'oil de la Bonne-Mère, Notre-Dame de la Garde, dont la gigantesque statue dorée, hissée haut dans le ciel, au fin sommet de son clocher de pierre, surveille et protège la ville et ses deux ports.
Ici, la Joliette, avec le môle de son interminable jetée, ses bassins bondés de navires, la coque noire des transatlantiques perpétuellement en partance pour des destinations enivrantes, ces villes d'or et d'azur dont la sonorité chante et frémit avec un bruit de soie à travers les poèmes de Victor Hugo: Oran, Alger, Tunis, Messine et Barcelone, et voilà que des sons de guitare, aigres et perçants, égratignent l'air.
Messine, Barcelone?! Nous revoici dans le vieux port, sur ces vieux quais de la Marine, obstrués de bateaux, de barques et de barquettes, sur ces quais poussiéreux aux hautes maisons étroites d'un autre siècle, rongées par le mistral, le soleil et la mer, avec leur enfilade de ruelles en escaliers, tortueuses et puantes, où chaque embrasure de porte encadre une silhouette de fille en peignoir?; et c'est bien Messine et Barcelone, en effet, que promènent de bar en bar et de maison en maison le farniente tout italien et le rut à coups de couteau de tous ces matelots de race latine, Gênois, Corses, Espagnols, Maltais et Levantins, débarqués de la veille qui se rembarqueront demain, descendus là gaspiller, en une journée de bordée et de crapule, leur gain de trois à six mois, en une escale entre Trieste et Malaga ou entre Smyrne et Rotterdam.
Et des nasillements d'accordéon grincent et se mêlent à des refrains de beuglant parisien?; couplets de l'avant-veille lancés dans la journée par quelque étoile de troisième ordre à la répétition du Palais de Cristal, «?Pa-na-ma-boum-de-là-haut?», blague française et gigue anglo-saxonne, pot-pourri imprévu d'une musique de paquebot anglais donnant aubade à quelque patron de bar mal famé de chiqueurs (souteneurs marseillais). Les chiqueurs, les hommes à grands feutres gris et à pantalons trop larges qui flânent, cravatés de rouge, de midi à minuit, sur le port, pendant qu'aux bords des quais, dans une lumineuse poussière d'or, halètent et se démènent, les bras et les reins nus, comme moirés de sueur, les portefaix déchargeurs de farine, de blé, d'alfa ou de pains d'huile, ceux-là même dont Puget a immortalisé, dans ses cariatides, les profils de médailles et les pectoraux musclés de gladiateurs.
Marseille?!
LES BAS QUARTIERS
Marseille?!
Au fond d'un bouge obscur où boivent des marins, Bathyle, le beau Thrace aux bras sveltes et pâles, Danse au son de la flûte et des gais tambourins.
Dans le quartier du vieux port, au cour même des rues chaudes où la prostitution bat son quart au milieu des écorces d'orange et des détritus de toutes sortes, un bar de matelots: devanture étroite aux carreaux dépolis, où s'encadrent de faux vitraux.
C'est la nuit de Noël?; des trôlées d'hommes en ribotte dévalent par les escaliers glissants des hautes rues montantes?; des injures et des chansons font balle, vomies dans tous les idiomes de la Méditerranée et de l'Océan. Ce sont des voix enrouées, qui sont des voix du Nord et des voix du Midi, qui sont toutes zézayantes. Vareuses et tricots rayés, bérets et bonnets de laine descendent, qui par deux, qui par groupes, jamais seuls, les yeux riants et la bouche tordue par le chique, avec des gestes de grands enfants échappés de l'école. Il y en a de toutes les nationalités, de toutes les tailles?; et, la démarche titubante, quoique encore solides sur leurs reins sanglés de tayolles, ils avancent par grandes poussées?; leurs saccades vont heurter dans la porte de quelque bouge, où toute la bande tout à coup s'engouffre?; puis d'autres suivent, et c'est, dans le clair-obscur des ruelles, taché çà et là par la flambée d'un numéro géant, une lente promenade de mathurins en bordée, plus préoccupés de beuveries que d'amoureuses lippées, et que les filles lasses invectivent au passage.
Et pourtant, dans tout ce quartier empestant l'anis, le blanc gras et l'alcool, c'est le défilé de toutes les rues célèbres dans les annales de la prostitution, la rue de la Bouterie, celle de la Prison, la rue des Bassins, la rue Vantomagy, enfin, où Pranzini, encore tout chaud de l'égorgement de Mme de Montille, alla si bêtement s'échouer et se faire prendre avec sa passivité d'aventurier gras et jouisseur, en bon Levantin qu'il était, cet assassin à peau fine dont le cadavre, adoré des femmes, étonna même les carabins?; puis, autour de la place Neuve, la rue de la Rose (cette antithèse?!) et toutes les via puantes affectées aux Italiens?; et sur chaque trottoir, au rez-de-chaussée de chaque maison toute noire dans la nuit, s'ouvre, violemment éclairée, la chambre avec le lit, la chaise longue et la table de toilette d'une fille attifée et fardée, telle la cella d'une courtisane antique, sa boutique installée à même sur la rue avec la marchandise debout sur le seuil. D'autres, rassemblées en commandite, apparaissent haut perchées sous le linteau d'une grande baie lumineuse, murée à mi-hauteur.
Les cheveux tire-bouchonnés piqués de fleurs en papier ou de papillons métalliques, elles se tiennent accoudées, les seins et les bras nus, dans les percales claires des prostituées d'Espagne. et, sous le maquillage rose qu'aiment les hommes du Midi, c'est, à la lueur crue des lampes à pétrole, comme une vision de grandes marionnettes appuyées au rebord de quelque fantastique guignol?; et les: mon pétit?! eh, joli bébé?! belle face d'homme?! et tous les appels, toutes les sollicitations, toutes les promesses gazouillées par des voix d'Anglaises ou comme arrachées par de rauques gosiers d'Espagnoles, tombent et s'effeuillent, fleurs d'amour pourries, de ces masques de carmin et de plâtre, étrangement pareils les uns aux autres sous l'identique coloriage brutal.
Parfois un homme se détache d'un groupe et, comme honteux, s'esquive et se glisse chez ces dames?; une porte vitrée se ferme, un rideau se tire et Vénus compte un sacrifice de plus à son autel, une victime de plus à l'hôpital. Aussi un marin qui se débauche et quitte sa bande est l'exception?; en général, qu'ils soient Maltais ou Italiens, Espagnols ou Grecs, les matelots stationnent, s'attroupent devant un seuil, goguenardent la fille et puis passent: tous vont et disparaissent dans le petit bar aux carreaux dépolis garnis de faux vitraux.
Une curiosité m'emporte, je les suis. Dans un couloir en boyau, aux murs peints de fresques grossières, boivent, entassés, des matelots de tous pays. On a peine à se frayer un passage entre les rangs de tables et le comptoir en zinc encombré de liqueurs?;...