LES COMPTES
FANTASTIQUES
D'HAUSSMANN
1867
A Messieurs les Membres de la Commission du Corps législatif chargés d'examiner le nouvel Emprunt de la Ville de Paris.
Messieurs,
Pour un citoyen de Paris, c'est une liberté grande de s'adresser à vous. Il est entendu qu'en tout ce qui touche leurs propres affaires, les Parisiens sont incapables, et que les gens du Cantal ou de la Lozère savent seuls ce qui nous convient. C'est pour cela que la majorité, dont vous êtes la fleur, n'a pas daigné ouvrir à un seul des élus de la ville de Paris l'accès d'une Commission qui tient entre ses mains notre présent et notre avenir. Je ne le dis pas, Messieurs, pour vous surfaire, mais c'est bien de cela qu'il s'agit. Vous pouvez, si vous le voulez, nous sauver de la catastrophe, à laquelle on nous conduit tête baissée; mais si vous ne voulez ou n'osez, nous irons droit jusqu'au fossé. L'instant est critique, et M. le préfet de la Seine ne saurait, cette fois, se passer de vous. C'est un puissant seigneur, sans doute c'est plus qu'un grand personnage, c'est comme une des institutions fondamentales de ce temps. Il est entendu que les folies de la Ville font partie de la raison d'Etat. Mais comme vous tenez, comme on dit, le bon bout, j'ai toujours cru que le pouvoir avait, dans le fond, autant peur de vous que vous avez peur de lui. Soyez hommes, et vous le verrez bien.
Vous ne pourrez, dans tous les cas, prétexter d'ignorance. Tout vous avertit, et la vérité crie vers vous par-dessus les toits. Les humbles réflexions qui suivent, et qu'un journal, peu lu de vous sans doute, malheureusement, a bien voulu accueillir, sont à la portée de tout le monde. C'est des écrits de M. le préfet de la Seine que j'ai tiré tout mon savoir. Je ne suis point sorcier, comme vous voyez. Mais vous, devant qui tout voile doit tomber, tout arcane s'ouvrir, que de choses vous allez apprendre, qu'un pauvre journaliste ne peut voir. Il n'est vraiment pas de mission plus enviable que la vôtre, et c'est se faire honneur que de vous aider, si peu que ce soit, à la remplir.
Position de la question
Avant d'entrer en matière, permettez-moi, Messieurs, de bien poser la question qui s'agite, à cette heure, entre M. le préfet de la Seine et la population qu'il régente, impose, endette, triture depuis quinze ans, sans mesure et sans contrôle. Les Parisiens ne disent pas qu'il n'y eût rien à faire dans l'ancien Paris, au moment où M. le préfet a commencé son office destructeur ils ne disent pas non plus que M. le préfet n'ait rien accompli d'utile ou de nécessaire. Nous reconnaissons qu'on a fait du nouveau Paris la plus belle auberge de la terre et que les parasites des deux mondes ne trouvent rien de comparable. Nous tenons compte de ce qu'exigeait l'aménagement indispensable d'une grande ville, qui est la tête de ligne de tous les chemins de fer. Nous n'avons garde de dire que tout soit absolument mauvais dans ces innombrables trouées qui, dépeçant obliquement et dans tous les sens la vieille capitale, donnent à la nouvelle l'aspect déplaisant d'un casse-tête chinois. Nous le trouvons laid, pour notre compte, mais nous convenons que le mauvais goût de M. le préfet a ici pour complice le mauvais goût des architectes et d'une portion notable du public de ce temps-ci.
Nous sentons aussi que c'est peine perdue de regretter l'ancien Paris, le Paris historique et penseur, dont nous recueillons aujourd'hui les derniers soupirs; le Paris artiste et philosophe, où tant de gens modestes, appliqués aux travaux d'esprit, pouvaient vivre avec 3,000 livres de rente; où il existait des groupes, des voisinages, des quartiers, des traditions; où l'expropriation ne troublait pas à tout instant les relations anciennes, les plus chères habitudes; où l'artisan, qu'un système impitoyable chasse aujourd'hui du centre, habitait côte à côte avec le financier où l'esprit était prisé plus haut que la richesse; où l'étranger, brutal et prodigue, ne donnait pas encore le ton aux théâtres et aux mours. Ce vieux Paris, le Paris de Voltaire, de Diderot et de Desmoulins, le Paris de 1830 et de 1848, nous le pleurons de toutes les larmes de nos yeux, en voyant la magnifique et intolérable hôtellerie, la coûteuse cohue, la triomphante vulgarité, le matérialisme épouvantable que nous léguons à nos neveux. Mais, là encore, c'est peut-être la destinée qui s'accomplit. Nos reproches contre l'administration préfectorale sont plus positifs et plus précis. Nous l'accusons d'avoir sacrifié d'étrange façon à l'idée fixe et à l'esprit de système; nous l'accusons d'avoir immolé l'avenir tout entier à ses caprices et à sa vaine gloire; nous l'accusons d'avoir englouti, dans des ouvres d'une utilité douteuse ou passagère, le patrimoine des générations futures nous l'accusons de nous mener, au triple galop, sur la pente des catastrophes.
Nos affaires sont conduites par un dissipateur, et nous plaidons en interdiction.
Voltaire et M. Haussmann
Trois conseillers d'Etat, de la maison de M. le préfet ou à peu près, Messieurs Genteur, Blanche et Jollibois, vous ont fait savoir, Messieurs, ce que la Préfecture attend de vous. La Ville a emprunté, à la sourdine, 398 millions, qu'elle ne peut payer; elle veut prendre du temps et répartir sa dette sur soixante ans. Voilà tout. Et l'on vous prie de voter sans phrases. Vous voterez peut-être, mais vous poserez, au préalable, à l'administration de la Ville quelques questions auxquelles elle ne peut pas se dispenser de répondre. Comment se trouve-t-on avoir emprunté 398 millions sans que le Corps législatif y ait mis le nez ? L'a-t-on fait avec droit, l'a-t-on fait avec prudence ? La Ville ne doit-elle que ces 398 millions ? Le traité qu'elle a passé avec le Crédit foncier est-il une liquidation ou un expédient? Est-il nécessaire, indispensable, ou n'est-il, comme le disent les gens de M. le préfet, qu'un superflu de précautions? La ville de Paris est-elle vraiment au-dessus de ses affaires, ou serait-elle, par hasard, au-dessous?
Voilà ce qui importe, et ce de quoi MM. les conseillers d'Etat à la suite ne paraissent guère se soucier. Leur exposé est un modèle de discrétion cavalière, le chef-d'ouvre du sans-façon. Vraiment, Messieurs les députés, on vous traite en vrais Gérontes. Examinez de près ce bel exposé, et vous verrez de quoi il est fait dix lignes extraites d'un écrit de Voltaire et dix pages tirées du dernier mémoire de M. le préfet de la Seine. Ces deux choses ne sont point nouvelles. Il n'est qu'un conseiller d'Etat pour découvrir, de cet air triomphant, un des pamphlets les plus connus du grand agitateur du dix-huitième siècle. Voici le passage de Voltaire « Il serait facile de démontrer qu'on peut, en moins de dix ans, faire de Paris la merveille du monde. Une pareille entreprise ferait la gloire d'une nation et un honneur immortel au corps de Ville, encouragerait tous les arts, attirerait les étrangers du bout de l'Europe, enrichirait l'Etat. Il en résulterait le bien de tout le monde et plus d'une sorte de bien ». On lit encore dans le même écrit ces lignes, que la modestie des amis de M. Haussmann a pu seule les empêcher de transcrire « Fasse le ciel qu'il se trouve quelque homme assez zélé pour embrasser de tels projets, d'une âme assez ferme pour les suivre, d'un esprit assez éclairé pour les rédiger, et qu'il soit assez accrédité pour les faire réussir. » On voit par-là que M. Haussmann était clairement désigné dans les prophéties.
Certes, ce n'est pas nous qui reprocherons au conseil d'Etat d'élever Voltaire au rang de prophète. Le conseil pouvait plus mal choisir ses auteurs. Nous ne chicanerons même pas sur le sens de la prophétie. Voltaire, comme tous les gens de bon sens, était modeste dans son utopie; si bien que, dans ce même article sur les embellissements de Paris, en l'année 1749, l'audacieux philosophe ne demandait pas plus de « quatre ou cinq mille ouvriers, pendant dix ans, » pour faire le nécessaire, avec cette condition « que tout l'argent soit fidèlement économisé; que les projets soient reçus au concours que l'exécution soit au rabais ». Voyez comme, tout de suite, Voltaire devient un faux prophète. Rabais, concours, économie, ces mots si chers au précurseur de M. le préfet, n'ont pas de sens dans ses bureaux. Les plans se font et se défont à la vapeur, sans réflexion, sans prévoyance l'affaire actuelle en contient, à chaque pas, des preuves inimaginables. Les concessions se distribuent sous le manteau, par centaines de millions le principe de l'adjudication publique est relégué, comme celui de concours, parmi les mythes d'un autre âge. Quant à...