II
PROVINCE D'IRKOUTSK
Table des matières Nikolskaia-Sastawa-Baïkal (lac).-Selinginsk (ville).-Frontière de la Chine (bureau de péage).-Irkoutsk (capitale).-Ilimsk (ville).-Tunguses (habitants).-Yakoutsk (ville).-Monts d'aimant.-Retour.
Dès les premiers jours de notre arrivée à Irkoutsk, nous résolûmes d'aller à Selinginsk par les chemins d'hiver, et de là de pousser plus loin par les chemins d'été. Mais comme on nous avait représenté ce voyage, tel que nous l'avions projeté, si pénible et si difficile, qu'on ne pouvait le faire qu'à cheval, nous ne jugeâmes point à propos de nous embarrasser de beaucoup de bagages, et nous en laissâmes une partie. Nous avions en tout trente-sept voitures, et il est d'usage en Russie de fournir autant de chevaux de poste. Conformément à cette règle, la chancellerie d'Irkoutsk ordonna de nous amener seulement trente-sept chevaux, sans considérer que la première poste où nous devions en changer était à plus de deux cents werstes. Le gouverneur ne voulut jamais écouter nos représentations. Nous déclarâmes à la chancellerie que nous étions résolus de rester à Irkoutsk une année entière, à ses risques et dépens, si elle ne donnait pas ses ordres pour nous faire fournir un grand nombre de chevaux. On parut d'abord s'en effrayer peu; mais dès le lendemain nous apprîmes que les ordres étaient donnés pour nous satisfaire. Ainsi, tout se trouvant prêt pour notre voyage, et nos instruments étant chargés, nous fîmes partir toute notre suite le 23, avant midi. Le 25, à trois heures du matin, nous arrivâmes à Nikolskaia-Sastawa. Ce qu'on nomme en Sibérie sastawa est un endroit où se lève un droit de péage; le bureau de ce lieu reçoit le péage de toutes les marchandises qui viennent de la frontière de la Chine, et qui ne peuvent guère prendre une autre route. Comme ces marchandises sont nombreuses, la place de receveur est très-lucrative, et il ne faut guère plus d'un an pour s'enrichir. C'est le gouverneur qui dispose de cet emploi; et ceux qui veulent l'obtenir l'achètent à force de présents. Le pot-de-vin ordinaire est de trois cents roubles. On nous raconta que cette place s'étant trouvée depuis peu vacante, il s'était présenté trois compétiteurs, dont chacun comptait emporter la place; qu'elle avait été promise en effet à chacun d'eux séparément; qu'enfin, ayant obtenu tous trois l'agrément du gouverneur, ils avaient payé chacun les trois cents roubles, et s'en étaient fort bien trouvés.
Arrivés à cette station, nous nous trouvâmes sur le lac Baïkal, dont les glaces étaient encore très-fortes et pouvaient porter nos traîneaux sans danger. Nous le traversâmes obliquement jusqu'à son bord méridional.
C'est comme un article de foi chez les peuples de cette contrée de donner le nom de mer au lac Baïkal, et de ne point l'appeler un lac. Cette mer est déshonorée, selon eux, lorsqu'on la rabaisse à la simple dénomination de lac, et c'est un outrage dont elle ne manque point de se venger. Ils croient que cette mer a quelque chose de divin, et par cette raison ils la nomment de toute ancienneté Swiatoï-Mare, c'est-à-dire mer sacrée.
Le lac Baïkal s'étend fort loin en longueur de l'ouest à l'est. Sur toutes les cartes que nous avions vues jusque alors, ses limites à l'orient n'étaient pas marquées, parce que vraisemblablement personne n'avait été jusque-là. On estime communément que sa longueur est de cinq cents werstes. Sa largeur, du nord au sud, en ligne droite, n'est guère que de vingt-cinq à trente werstes, et dans quelques endroits elle n'en excède pas quinze. Il est environné de hautes montagnes, sur lesquelles cependant, lorsque nous y passâmes, il y avait très-peu de neige. Une autre particularité de ce lac, c'est qu'il ne se prend que vers Noël, et qu'il ne dégèle qu'au commencement de mai. De là, nous marchâmes quelque temps sur un bras de la rivière de Selenga, où nous avions pour perspective une chaîne de montagnes, et nous vînmes le même jour au soir à Kanskoï-Ostrog, situé sur le ruisseau de Kabana.
Ici nous commençâmes à nous apercevoir de la disette et de la cherté des vivres, qu'on a plus de peine à se procurer que dans tout ce que nous avions déjà parcouru de la Sibérie.
Quoiqu'il y ait des terres labourées et de bons pâturages, les gens du pays sont dans l'habitude de ne vouloir rien vendre qu'à un prix exorbitant. On nous demanda cinquante kopeks (deux francs cinquante centimes) pour un poulet. Nous voulions acheter un veau, il n'y eut pas moyen d'en avoir; on nous dit que, si l'on se défaisait du veau, la vache ne donnerait plus de lait; c'est le langage que les paysans tiennent dans toute la Sibérie. Si le veau vient à mourir ou à être vendu, voici ce qu'on fait pour tromper la vache: on empaille la peau d'un veau, et quand on veut avoir du lait de la mère, on lui montre cette effigie; elle en donne alors, et non autrement.
Partis de là, nous vîmes deux chaînes de montagnes entre lesquelles il fallut passer, et que le Selenga traverse. Nous fîmes encore pendant deux à trois jours une marche assez pénible, partie à travers des montagnes, partie sur le Selenga, partie dans des steppes arides; la difficulté d'avoir des chevaux renaissait à chaque station, par la mauvaise volonté des gens du pays.
Arrivés à Selinginsk, nous fîmes bientôt nos dispositions pour le voyage que nous voulions faire à la frontière de la Chine, telle qu'elle fut réglée en 1727 par un commissaire impérial. Cette frontière était autrefois reculée jusqu'à la rivière de Bura, qui est à environ huit werstes au sud: c'était au delà de cette rivière que les Chinois recevaient les ambassadeurs de Russie. Or, il est certain que cette frontière était beaucoup plus avantageuse aux Russes, que la nouvelle, qui est arbitraire et tirée par le steppe à travers des montagnes où l'on ne voit d'autres limites que des pierres élevées appelées majakes, et marquées de quelque chiffre. Deux slobodes, l'une russe, l'autre chinoise, sont établies sur cette frontière, dans le terrain le plus aride, puisque c'est un misérable steppe qui ne produit rien; de sorte qu'on n'y trouve point de quoi nourrir ni abreuver les chevaux. Aussi tout y est d'une cherté extraordinaire.
Les slobodes sont bâties depuis 1727. La slobode russe est au nord, et l'autre au midi: elles ne sont qu'à cent vingt brasses l'une de l'autre. Entre les deux stations, mais plus près de la slobode chinoise, on voit deux colonnes de bois élevées d'environ une brasse et demie sur celle qui est en deçà; on lit en caractères russes: Slobode du commerce de la frontière russe; sur l'autre, qui n'en est éloignée que d'une brasse, on voit quelques caractères chinois.
Entre les deux slobodes, dans les montagnes, il y a des gardes posées pour empêcher de part et d'autre que personne ne viole les frontières.
Quant au commerce qui se fait ici, les marchands russes y ont du drap, de la toile, des cuirs de Russie, de la vaisselle d'étain, et toutes sortes de pelleteries qu'ils vendent en cachette. Les Chinois, que les Russes appellent naimantschins (marchands), y apportent différentes soieries, telles que des damas de toute espèce, des satins de toute qualité, du chagrin, des gazes, des crêpes, une sorte d'étoffe de soie sur laquelle sont collés des fils d'or, à l'usage des ecclésiastiques; des cotonnades de diverses sortes, des toiles, des velours, du tabac de la Chine, de la porcelaine, du thé, du sucre en poudre, du sucre candi, du gingembre confit, des écorces d'oranges confites, de l'anis étoilé, des pipes à fumer, des fleurs artificielles de papier et de soie, des aiguilles à trous ronds, des poupées d'étoffe de soie et de porcelaine, des peignes de bois, toutes sortes de bagatelles pour les Bratskis et les Tunguses; du zunzoing, que nous nommons gensing, des bibles chinoises imprimées sur étoffe de soie, et d'autres garnies d'ivoire, des ceinturons de soie, des rasoirs, des perles, de l'eau-de-vie, de la farine, du froment, du poivre, des couteaux et des fourchettes; des habits chinois, des éventails, etc.
Voilà les marchandises qui forment le commerce de cette frontière; et l'on voit que les marchandises chinoises excèdent de beaucoup celles des Russes.
L'intelligence de ceux-ci cède encore à la sagacité des Chinois; car les derniers, sachant que les marchands russes qui font le voyage de la frontière ne cherchent qu'à se débarrasser de leurs marchandises pour pouvoir s'en retourner promptement, attendent qu'ils commencent à s'ennuyer, et les amènent par leur lenteur à se défaire de leurs marchandises aux prix qu'ils ont résolu d'y mettre. Je voulus obtenir des Chinois quelques-uns de leurs médicaments, et je n'ai jamais pu m'en procurer. On ne peut pas non plus, quelques observations qu'on leur fasse, tirer d'eux les moindres lumières sur leur pays. Les Chinois qui viennent à Kiachta sont de la plus vile condition; ils ne connaissent que leur commerce; et du reste, ce sont des paysans grossiers. Ils ont à leur tête une espèce de facteur envoyé du collége des affaires étrangères à Pékin; il est changé tous les deux ans. Il discute non-seulement toutes les contestations des Chinois, mais encore celles qui surviennent entre eux et les marchands russes; et dans le dernier cas il agit de concert avec le commissaire de Russie.
La ville de Selinginsk, bâtie en 1666, est située sur la rive orientale du Selenga; ce ne fut d'abord qu'un simple ostrog (bourgade), selon l'usage du pays. Environ vingt ans après, on construisit la forteresse qui subsiste encore, et ce lieu lui doit son accroissement. La...