CHAPITRE PREMIER.
Table des matières ORIGINES DE L'ORATOIRE.
1611.
État de l'Église de France en 1611. - Ignorance du clergé et du peuple. - Superstition. - Pauvreté des églises. - Corruption des ecclésiastiques. - Les évêques. - Difficultés de leur administration. - Les chapitres. - Les abbés commendataires. - Les cures épiscopales. - Entreprises des magistrats. - Désirs de M. de Bérulle. - Entretien avec la Révérende Mère Madeleine de Saint-Joseph. - La marquise de Maignelay. - M. de Bérulle chez l'évêque de Paris. - Il est choisi pour fonder l'Oratoire. - Sa lettre au P. Romillion. - Premiers compagnons de M. de Bérulle. - M. Bence. - M. Gastaud. - M. Metezeau. - M. Bourgoing. - Saint Vincent de Paul. - M. Bourdoise. - M. de Soulfour. - L'hôtel du Petit-Bourbon. - Première journée de l'Oratoire, 11 novembre 1611. - Visite du P. Coton. - Conférence de M. de Bérulle. - Lettres patentes de la Reine mère. - Donation de la marquise de Maignelay.
C'était peu pour M. de Bérulle d'avoir, par la fondation du Carmel, ouvert à tant d'âmes les voies de la plus haute perfection. Depuis sa jeunesse il se sentait pressé d'une ambition plus vaste encore, celle de donner à son Dieu des prêtres dignes de ce nom . La tâche était immense: nul ne le savait mieux que lui. Ses relations avec les principaux évêques de France, ses rapports avec la cour, où se distribuaient les bénéfices, les voyages que lui imposait la supériorité des Carmélites, la renommée de sa vertu qui attirait naturellement vers lui ceux que désolaient les désordres du sanctuaire, tout servait à lui découvrir les plaies profondes, invétérées, de l'Église de France.
Déjà, sans doute, plus d'une main habile et dévouée s'essayait à les guérir. M. de Bérulle applaudissait à ces nobles efforts, et bénissait Dieu d'un commencement de succès. Lié avec les Religieux les plus recommandables de son temps, il voyait, et c'était pour lui une immense joie, la régularité rentrer dans bien des cloîtres, la sainteté même y fleurir. Les Capucins, les Feuillants, les Minimes , menaient une vie digne de leurs héroïques fondateurs, tandis que la Compagnie de Jésus offrait à tous les yeux l'exemple de grandes vertus protégées par une incomparable discipline. La plupart des couvents et des abbayes n'en demeuraient pas moins livrés à une honteuse licence . D'ailleurs était-ce des Ordres religieux ou monastiques seuls que pouvait venir le salut? N'était-ce point surtout du clergé séculier, qui, sous la juridiction des évêques, a la mission de prêcher les vérités de l'Évangile et de conférer la grâce des sacrements? Or, ce clergé était tombé dans une dégradation que M. de Bérulle, l'esprit et le cour tout pleins de la sublimité du sacerdoce, ne pouvait regarder sans une inexprimable douleur.
L'ignorance régnait universellement. Comme les séminaires n'existaient point encore et que les écoles presbytérales tombaient en ruine, aucune étude sérieuse ne préparait à la réception des saints ordres ceux qui s'engageaient, en les recevant, à devenir la lumière du monde. Dès qu'un jeune homme savait assez de latin pour expliquer un évangile de la messe et entendre le bréviaire, on le jugeait capable d'être élevé au sacerdoce . Ce que devenaient l'administration des sacrements et l'instruction religieuse en de telles mains, il est facile de le concevoir . On trouvait des prêtres qui baptisaient sans faire aucune onction, qui bénissaient des mariages sans en avoir les pouvoirs, qui ne savaient même pas la formule de l'absolution, qui se permettaient de changer, d'abréger, de transposer à leur gré les augustes paroles du plus redoutable des mystères . Voués au mutisme, ces pasteurs indignes désertaient la chaire: plus de prônes, plus de catéchisme; le peuple, privé de toute instruction, ignorait jusqu'aux vérités dont la connaissance est nécessaire au salut, parfois même jusqu'à l'existence de Dieu, tandis que la superstition, fille honteuse de l'ignorance, comptait par milliers ses victimes. Observance des jours heureux et malheureux, célébration du sabbat, recours aux philtres, aux maléfices, aux ligatures, les gens du peuple croyaient, faisaient tout ce que leur enseignaient les sorciers. Devins et magiciens pullulaient, se riant des édits portés contre eux. Vainement les évêques, dans leurs statuts synodaux, s'efforçaient de proscrire ce mal horrible : non-seulement les prêtres ne secondaient que mollement les prélats, mais il en était même qui se livraient aux plus abominables superstitions: jusque sur l'autel, Satan régnait parfois .
Quel respect pouvait avoir pour les églises, quel zèle pour les relever et les entretenir, un tel clergé ! Et cependant, jamais peut-être il n'avait été plus urgent de s'en occuper. Le nombre des paroisses détruites par les calvinistes était incalculable. Les plaines seules de la Beauce en avaient vu disparaître trois cents. Dans toutes les provinces où dominaient les réformés, dans tous les lieux témoins de quelque bataille, les églises étaient dépouillées, presque en ruine. Ailleurs, faute d'argent, faute de foi surtout, on laissait les années accomplir librement leur ouvre de destruction. Des verrières défoncées, des autels à moitié brisés, des statues de saints mutilées, des ornements tombant en lambeaux; voilà l'aspect que présentait la maison de Dieu. Trop souvent, sur le seuil de ces temples misérables, les paroissiens trouvaient le pasteur qui, sans se donner la peine de quitter son surplis, les suivait au cabaret, y causait et buvait avec eux: s'ils avaient pour curé quelque bénéficier plus riche, l'office à peine terminé, ils Je voyaient passer au galop, étalant sur sa personne et sa monture le luxe le plus impudent, pressé de se rendre à l'appel des chasseurs, dont on entendait les fanfares dans la forêt voisine .
Les mours d'un clergé si peu soucieux de ses devoirs étaient ce que l'on pouvait attendre de la licence de l'époque. D'effroyables scandales venaient chaque jour réjouir les réformés et défrayer l'éloquence de leurs ministres. «Le nom de prêtre était devenu synonyme d'ignorant et de débauché » , et M. Bourdoise, un ami de M. de Bérulle, n'exagérait rien lorsqu'il s'écriait, outré de douleur: «On peut dire avec vérité et avec horreur que tout
» ce qui se fait de plus mal dans le monde est ce qui se fait
» par les ecclésiastiques .»
Une chose attristait plus profondément encore M. de Bérulle que la navrante réalité des scandales présents, c'était la difficulté d'y remédier.
L'épiscopat, en effet, n'était pas innocent de tous ces maux. Sans doute, en l'année 1611, l'Église de France comptait des prélats de foi et de zèle: M. de Gondi à Paris, M. de la Rochefoucauld à Senlis, M. de Joyeuse à Rouen, M. de Sourdis à Bordeaux, M. du Perron à Sens; à Chartres M. Hurault, à Mâcon M. Dinet, à Belley M. Camus, à Luçon M. de Richelieu, s'efforçaient par leurs vertus et leurs ouvres de rendre à l'épiscopat l'autorité qu'il avait perdue. Mais M. de Bérulle le savait bien, ils étaient l'exception. «Les trois quarts des » bergeries et troupeaux sont dépourvus de légitimes et
» vrais pasteurs», disait tristement en 1596 l'évêque du Mans . Depuis quatorze ans, Henri IV avait cherché à apporter dans l'Église le bon ordre, comme dans l'État; mais seul, il ne pouvait suffire à une si difficile entreprise. Lui-même, d'ailleurs, ainsi que le lui reprochait dans son langage figuré un contemporain, ne déployait pas toute la sévérité nécessaire contre les Giezi qui vendaient, et les Simon qui achetaient les dignités ecclésiastiques. Recrutés en grande partie dans la noblesse , voués presque de force au service des autels, quand ils étaient cadets de famille ou menacés de quelque infirmité , passant brusquement des plaisirs de la cour aux austères devoirs du sacerdoce, sans autre préparation qu'une ordonnance royale due peut-être à d'inavouables sollicitations, souvent nommés évêques avant même que d'avoir reçu les saints ordres , ces prélats de rencontre apportaient à l'Église les âmes les moins ecclésiastiques du monde . Leur tenue répondait à leur vocation. On les voyait rarement porter la soutane violette et la croix d'or, «comme s'ils eussent craint», disait l'évêque de Belley , «d'être reconnus parmi les gens » de dévotion.» Il en était de si étrangement chatouilleux sur le point d'honneur, qu'on les empêchait à grand'peine d'aller sur le pré croiser le fer avec quelque gentilhomme dont ils s'estimaient les offensés . Habitués à un grand état de maison, persuadés qu'il fallait imposer au peuple par la magnificence de leur train, les meilleurs ne se faisaient nul scrupule de posséder, contrairement aux saints canons, de nombreux bénéfices. Un des prélats les plus recommandables d'alors, le cardinal de Joyeuse, n'en avait pas moins de six . Afin d'obtenir de telles faveurs, les évêques se permettaient de fréquents voyages à la cour, des séjours prolongés à Paris. Nombre d'entre eux ne se rendaient dans leurs diocèses que pour briguer les voix des provinces et être envoyés aux assemblées générales, où ils se montraient beaucoup moins préoccupés du bien de l'Église que de leurs propres intérêts . Aussi le devoir de la résidence était-il tellement oublié que Henri IV répondant aux remontrances de M. de Villars, archevêque de Vienne, s'en était expliqué...