Il y a des tueurs en série. Certains procèdent en couple, la complémentarité des sexes jouant aussi très bien dans le crime (elle attire, il égorge). Je suis un géniteur en série. Avec ma femme, bien entendu. Nous avons de nombreuses fois récidivé ensemble. À ce jour, nous avons commis neuf naissances : neuf victimes ou neuf bourreaux futurs, je ne sais pas trop, tout cela se mélange et dépend du point de vue. On peut croire que les géniteurs en série sont plus dangereux que les tueurs en série. Cela s'affirme couramment parmi les adeptes du childfree ou les membres plus modérés de One child, one planet. À les entendre, notre vision est à trop court terme. Sous couvert d'« accueil de la vie », nous sommes ses destructeurs. Notre ribambelle de gamins semble être une ode incarnée à l'exubérance de la nature ; en vérité, c'est une horde qui saccage la Terre. Leurs espiègleries finiront par contraindre l'humanité à déménager sur Mars. Nous aurions mieux fait de les empêcher de naître, afin de préserver les générations futures. Saint Joseph, priez pour nous (vous n'aviez qu'un enfant, mais je suppose, comme c'était une personne divine, qu'il était à lui seul plus turbulent que les douze fils de Jacob et leur pauvre sour Dinah). Notre pire 1. Il est vrai que les tueurs en série, loin de contribuer à la surpopulation, y remédient plutôt. Ils prodiguent même un riche engrais pour la multiplication des insectes et des plantes, base de la biodiversité. En outre, bien qu'ils vous exterminent un soir, près du fleuve, ils vous ont d'abord laissé faire votre promenade. Ils ne vous l'ont pas interdite comme le font couramment les géniteurs. Ils ne s'en prennent pas à vous avant que vous ne soyez conçu, en rêvant l'héritier de leurs frustrations. Leur seul problème, à ces tueurs, c'est leur dépendance : sans les géniteurs, ils seraient réduits à rien. Si plus personne ne naît, comment être un assassin digne de ce nom ? Qui pourra être encore victime ? Qui pourra être tueur (car les tueurs aussi ont eu des parents) ? Surtout, qui sera là pour admirer la luxuriance des espèces, défendre le grizzly à l'ONU et se souvenir avec émotion du tyrannosaure et de l'anomalocaris ? Il faut bien l'admettre : pour ce qui concerne l'anomalocaris, le tyrannosaure ou la belle ammonite en spirale, la Mère Nature s'en est débarrassée d'elle-même, bien avant l'apparition de l'homme, et sans aucun état d'âme. Il n'y a que nos enfants qui puissent s'en rappeler. 2. Quand je serai parvenu à repousser l'accusation de traiter la « planète » à la légère, je prêterai encore le flanc à d'autres critiques plus anciennes et plus graves. Pourquoi engendrer de nouveaux petits mortels, spécialement aujourd'hui, à l'ère postmoderne, où nous sommes assurés de l'extinction de l'homme et du soleil, et où il est bien plus confortable d'avoir un androïde ou un cochon d'Inde ? Pour rallonger la file d'attente du Pôle emploi ? Pour augmenter les ventes de masques FFP2 ? Jadis, les soucis antiques de la postérité, naguère, les calculs modernes du progrès nous piquaient encore de leurs éperons. Ce n'est plus le cas : plus personne ne s'inquiète de perpétuer une patrie, et rares sont ceux qui croient à la bienheureuse dictature du prolétariat. Que reste-t-il donc pour motiver un acte aussi grave ? En philosophe, et plus encore en juif, à la question : « Pourquoi avoir des enfants ? », j'ai tendance à répondre : « Afin qu'il y ait encore en ce bas monde, autant que possible, des êtres capables de demander : Pourquoi ? » En effet, sans enfants, ou sans le désir d'en accueillir, comment se désoler vraiment de l'avenir jusqu'à interpeller le ciel ? Et que deviendraient les balançoires et les tape-culs ? Ou les avions de papier ? Ni la gravité ni la légèreté ne seraient plus possibles. Quand on est Job, père de sept garçons et de trois filles, c'est avec une authentique intensité que l'on peut s'écrier : Périsse le jour qui me vit naître (Jb 3, 3). Et quand on a un petit de trois ans avec soi, c'est avec une indéniable légitimité que l'on peut jouer à cache-cache derrière les stèles d'un cimetière. Seuls les enfants nous appellent profondément à la simple joie de vivre comme à la grande angoisse de mourir. 3. Toutefois le questionnement ne s'arrête pas là. Ce que je viens d'observer concerne aussi bien la mère que le père. S'agissant de ce dernier - et donc de moi -, les chefs d'inculpation sont plus nombreux. Le tueur en série ne peut être accusé de prolonger le patriarcat, ni de faire porter à une même femme les embarras de neuf grossesses, ni de ne pas être assez mûr pour assumer la responsabilité d'une bonne éducation ou d'un cheminement garanti vers le bonheur. Il y a sans doute une grande arrogance à prendre la vie de quelqu'un ; mais l'arrogance est-elle moindre de la donner et de s'en instaurer l'intendant alors qu'on n'en est pas capable et qu'on n'y comprend rien ? Quelle présomption, je dois l'avouer, quand je vois ce qui reste en moi d'adolescent attardé qui s'obstine dans le refus de transporter un utérus artificiel dans un sac à dos Westpack ! Un artiste à la mode, fils d'un artiste démodé, expliquait récemment qu'il ne voulait pas avoir d'enfants « afin de leur épargner un père distrait et névrosé, comme l'était le [s]ien ». Manifestement, si distrait et névrosé qu'il fût, son père ne l'a pas empêché de se pavaner dans le magazine féminin où j'ai trouvé son interview. Au reste, si tous les distraits et névrosés avaient pris comme lui la sage résolution de ne pas avoir d'enfants, lui-même ne serait pas là pour nous dire pourquoi il refuse d'en avoir, et l'humanité aurait disparu tout de suite après Adam, lequel était assez distrait pour prendre le fruit défendu, et assez névrosé pour se cacher dans un buisson en accusant sa femme. La question n'en est pas moins valable. Est-ce que je réalise pleinement ce qu'est la paternité ? Puis-je prétendre, étant pécheur et perdu comme les autres, que je ne tombe ni dans les brutalités du père fouettard, ni dans les mièvreries du papa-poule, et que je suis fin prêt à jeter un enfant dans ce monde avec toutes les garanties du succès, en maîtrisant parfaitement la situation ? Non, je ne le peux pas. Nous ne sommes jamais prêts à être pères. Cela nous tombe dessus - par faiblesse pour les dessous. 4. Peut-être, cependant, ne s'agit-il pas d'être prêt, comme pour une compétition. Peut-être s'agit-il de reconnaître que c'est au-dessus de nos forces, comme pour une louange. Peut-être que la paternité est comme la naissance : elle nous échoit avec et malgré nous, envers et contre tout - l'injustifiable par excellence, parce qu'elle justifie tout le reste. Peut-être qu'elle n'est pas le résultat d'un calcul mais la source d'une liberté, bref, qu'elle est la vie même. Qui a dit que la vie devait être un programme ? Le père n'est pas un expert. C'est un pauvre type qui poursuit bon an mal an l'aventure de ses pères. Il participe de ce qu'il y a de plus incompréhensible et de plus vivant. Et c'est ici qu'entre en scène Joseph de Nazareth - père parce que fils, père parce que tout lui échappe, père parce qu'il s'y perd, sans pour autant se décourager. Au seuil de ce petit livre, je ne peux que le prier de prier pour nous le Père éternel, qui sait « rendre possibles les choses impossibles ». Lui seul nous révèle une paternité nue, toujours déconcertante, toujours déconcertée, et pour cela...