I
Table des matières Raguse, Cattaro, Antivari.
J'arrive de bon matin à Trieste, le 3 juillet 1876, moulu par quarante-huit heures de chemin de fer et complètement épuisé par la chaleur et l'insomnie. Deux heures me suffisent à grand'peine pour rejoindre mon compagnon de voyage, prendre mon billet et faire visiter mon passe-port au consulat turc. A dix heures, la Naïade levait l'ancre et nous emportait au travers du beau golfe de Trieste. L'air de la mer opère vraiment des merveilles: au bout d'une heure j'étais remis et j'aspirais avec une volupté tranquille la brise de l'Adriatique.
J'ai beau avoir pris la volée et dit adieu pour longtemps aux salles de cours, les souvenirs classiques me poursuivent. En face de cette mer si pure et si belle, j'ai peine à comprendre ces vers où le poète Horace chante le vrai sage, impassible devant les fureurs de l'Adriatique et du vent d'Afrique qui soulève et rasseoit à son gré les flots; l'amour des contrastes me fait retrouver ces monts Acrocérauniens du poète, tristement fameux par tant de naufrages, et ces époux retenus par les tempêtes sur les rivages illyriques pendant tout l'hiver. Aujourd'hui la vapeur a dompté l'Adriatique, aussi bien que l'Océan; les Acrocérauniens ont perdu leur sinistre renommée et Amphitrite est, comme nous, soumise à la loi inexorable des horaires.
Mais c'est en vain, semble-t-il, que les flots de cette mer ont été enchaînés par les hommes; l'Adriatique reste orageuse; le jeu désordonné des éléments y a été remplacé par le jeu non moins terrible des énergies nationales, liguées les unes contre les autres et luttant pour l'existence et pour la suprématie. Le sceptre romain, qui domptait plus facilement les peuples que les flots et qui pesait avec une égale autorité sur l'Istrie, la Liburnie et l'Illyrie, semble un instant avoir passé dans les griffes du lion de saint Marc. Mais Venise, comme une nouvelle Garthage, se contente d'exploiter ces rivages et refuse d'y laisser croître des peuples. Au XVe siècle, les Turcs viennent s'asseoir en vainqueurs au milieu des Slaves, des Albanais et des comptoirs de Venise, tandis qu'au commencement de notre siècle les Habsbourg étendaient la puissante envergure de leur aigle sur les rivages du nord. Aujourd'hui, plus que jamais, l'équilibre historique est rompu; les aspirations nationales, brisées d'abord par la lutte, puis ensommeillées par de dures oppressions, secouent en se réveillant les assises des vieux empires; ce qui était la faiblesse hier, devient aujourd'hui peut-être la force, et la Némésis de l'histoire semble vouloir reprendre son jeu sinistre qui fait et défait les empires.
A partir de Trieste et de son sévère encadrement de montagnes, la côte se déploie vers le sud en larges rubans verts, légèrement ondulés et d'un dessin gracieux; c'est l'Istrie, semée de jolies villes à physionomie italienne. Voici, au bout du triangle istrique et au fond d'un golfe bien dissimulé, la rade de Pola avec son amphithéâtre romain, rival dédaigneux des grandes casernes qui l'entourent. Sa haute façade grise, percée de grandes baies ornées de fines moulures, est d'une conservation admirable. Le Colisée est sans rival pour la fierté de sa grande silhouette rougeâtre et la poésie de ses gradins rompus et chargés de fleurs; l'arène de Vérone a pour elle la beauté de sa cavée intacte, celles de Capoue et de Pouzzoles l'heureuse conservation de leur structure interne; l'amphithéâtre de Pola l'emporte sur tous pour la légèreté et la hardiesse avec laquelle se découpe dans le ciel bleu son vaisseau immense. A côté de ce monument funèbre, où revivent les pompes sanglantes de l'ancienne Rome, l'industrie moderne a élevé d'immenses officines de canons qui peuvent consoler la Mort de la perte des amphithéâtres romains.
Au sortir du quartier où l'amphithéâtre s'étonne de voir grandir autour de lui tant de sinistres arsenaux. vous n'avez qu'à suivre le rivage dans la direction du sud-ouest pour vous trouver dans l'antique Pola, dont la grande place ménage au voyageur une autre surprise presque aussi rare; on y voit deux temples romains, dont l'un, presque intact, a un portique qui est du temps et du style du grand Panthéon de Rome. Quant à l'importance de la cité, elle est restée ce qu'elle était au siècle des temples et des amphithéâtres; dans cette ville de fonctionnaires et de soldats, l'Autrichien ou Tedesco a remplacé le légionnaire romain d'autrefois. Ici l'Italien, fils ou colon de Venise, est l'intermédiaire entre l'Autrichien et le Slave indigène. Tandis que l'Autrichien gouverne et commande avec une certaine bonhomie germanique, l'Italien peuple les villes et cherche à leur conserver la culture latine; peut-être même, prévoyant la suprématie prochaine du Slave, rêve-t-il l'annexion à l'Italie pour un jour plus ou moins lointain. Quant à l'homme du pays, au Slave des campagnes, il est en général du parti autonome et membre des citoniskas ou clubs pour la propagation des idées et de la langue slaves; Agram est son Athènes, et un royaume tri-unitaire slavo-croato-dalmate, au sein ou mieux encore en dehors de l'Autriche, est le passé qu'il rêve pour son avenir.
J'ai longé presque tous les rivages de la Méditerranée, de Beyrouth à Gênes; mais je ne connais pas de plus charmante navigation que celle de Trieste à Corfou par le bateau de la ligne d'Albanie et par les journées d'été comme celle que nous voyons se lever aujourd'hui. Vous avez beau être en plein juillet; le soleil et la brise marient si bien leurs influences contraires, que vous êtes mieux à l'abri du chaud que dans nos montagnes suisses. Et puis, quelle variété de tableaux successivement déroulés devant vos yeux, grâce à cette sage lenteur du vapeur autrichien qui salue en passant chaque bourgade et dépose dans chaque crique quelques voyageurs et quelques dépêches! Nulle part on ne perd de vue ni les hommes, ni la terre, et l'on n'est jamais saisi de ce vague ennui et de cet incurable désouvrement qui sont inséparables des grandes traversées.
A partir de Pola, la côte se dérobe derrière plusieurs rangées d'îles tortueuses qui n'ont pas la finesse de contours ni la plastique structure des îles grecques, mais qui n'en donnent pas moins une grande variété aux paysages. Zara, l'antique colonie romaine d'Iadéra, reconnaissable de loin à ses campaniles romans coiffés de clochers pointus, est le lieu de destination d'une dizaine de fonctionnaires et d'officiers qui font route avec nous depuis Trieste. Le vapeur touche à la côte, et l'on n'a que la peine de passer sous la vieille porte qui a vu les croisés de l'Occident, pour se trouver dans une des plus pittoresques cités de l'empire autrichien. Les rues, assez propres et pavées de larges dalles, sont émaillées des costumes les plus bizarres; les carrures slaves des jeunes filles sont encadrées dans des chemises bouffantes et de courts corsets noirs qui rappellent les costumes bernois, tandis que les campagnardes des environs se distinguent par l'épaisseur de leurs tabliers bariolés et le pourpre un peu défraîchi de leurs gros bas. Les hommes, qui ont la taille robuste mais sans élégance, portent déjà des pantalons bleus serrés au-dessus de la cheville, des vestes de couleur et un fez rouge mais plat. Nous remontons à bord après avoir goûté le fameux maraschino, qui donne à la moderne Zara une célébrité que lui conféraient autrefois les nombreux savants nés dans ses murs. Le port présente depuis quelques minutes une animation extraordinaire; bientôt les harmonieux accords du Kaiser Frantz ébranlent l'air; deux compagnies de honveds hongrois, aux uniformes bleus et aux pantalons rétrécis vers le bas, défilent prestement devant le général croate Rodich, gouverneur de la Dalmatie. Rodich est, comme l'on sait, un fougueux ami des Slaves, et bien qu'on l'accuse maintenant d'avoir compromis l'Autriche par l'appui qu'il a donné aux insurgés, Vienne le maintient à son poste pour donner un gage de sa bonne volonté au parti slave ou autonome. Les chapeaux empanachés de plumes vertes disparaissent avec le général, la musique nous envoie ses derniers accords au moment où nous voguons déjà du côté de Sébénico avec deux compagnies de soldats et douze officiers.
Un regard complaisant discerne dans le lointain les montagnes de l'Herzégovine; aussi les conversations prennent-elles un tour de plus en plus guerrier, à mesure que nous avançons vers le sud. A part un prudent officier autrichien plongé dans la lecture des Folies de jeunesse, de Belot, tout le monde cause de la guerre qui vient d'éclater comme une bombe. L'équipage, qui est dalmate, est du parti des omladines ou des jeunes Slaves; tout ce qui tient au gouvernement louvoie, les correspondants de journaux sont partagés d'avis, suivant qu'ils s'en vont au camp turc ou au camp monténégrin; enfin les belligérants eux-mêmes ont deux représentants au milieu de nous, un colonel serbe, qui a été, il y a peu de temps, ministre de la guerre et s'en va en mission à Cettinje, et, à côté de lui, un médecin turc de haut grade, qui revient de Trieste, où il a acheté des farines pour l'administration militaire de Scutari; tous deux sont polyglottes et sont assez hommes du monde pour ne point s'éviter et pour causer sans embarras de sujets neutres.
De temps en temps, quand la conversation languit ou que la présence d'un des belligérants nous force à fuir les actualités, je me penche sur le parapet, je suis de l'oil les larges sillons neigeux...