DISCOURS
Table des matières CE n'est point comme Ouvrage Littéraire que l'Auteur prétend recommander le Voyage au Niolo, en prose&en vers. Il ne fut dans l'origine destiné qu'à l'amusement de la Société qui l'avoit entrepris. On avoit droit de compter sur son indulgence, le Public a sans doute celui de le juger avec plus de sévérité. Je n'appellerai point de son arrêt, quel qu'il soit: s'il est favorable, je le devrai sans doute à la nature de mon sujet, à la nouveauté&à la variété des objets qu'il présente. D'autres auroient pu les embellir: je ne me suis piqué que de les rendre avec vérité.
Bachaumont&Chapelle, avec l'art précieux de répandre sur tous les sujets la gaîté qui les animoit, ont mérité de servir de modèle en ce genre. Leur facilité, quelquefois même d'heureuses incorrections, prêtent à leur ouvrage des graces charmantes, que plus de régularité auroit fait disparoître; l'air de négligence sied bien au milieu des désordres. d'un voyage: l'esprit ne doit pas y avoit plus de parure que l'ajustement, il ne doit être que facile&naturel; c'est ainsi qu'il se montre chez ces deux Auteurs. C'est le plaisir qui semble rendre compte lui-même de la route qu'il a suivie,&qui n'a cherché& apperçu que les objets qui pouvoient l'exciter.
Je n'avois point leurs talens, heureusement mon sujet ne les exigeoit pas. Il ne pouvoit guère intéresser que la curiosité, aussi c'est elle principalement que j'ai cherché à satisfaire. Je n'ai pas craint par cette raison de multiplier les détails&les observations; &quoique le goût pût m'objecter, mon premier but a été d' être utile.
La Corse est la dernière acquisition dont notre Monarchie se soit accrue; elle étoit peu'connue de nous avant cette époque;&ce n'est pas dans le cours de la conquête qu'on a pu s'en former une juste idée. Car de quoi s'occupe-t-on alors? des marches, des campemens. Les dispositions belliqueuses du peuple, les moyens les plus sûrs de le réduire, voilà les seuls objets sur lesquels l'attention se porte. Ce n'est pas le tems d'avoir des vues d'amélioration, la guerre n'a jamais su que détruire. Quand on agite les quatre élémens renfermés dans le même vase, toutes les matières bouleversées ne présentent que confusion&désordre. Qu'attend-on pour les étudier? que le mouvement ayant cessé, chacune vienne à se rasseoir&à prendre sa place.
Les tems qui suivent immédiatement la guerre, ne peuvent aussi être employés qu'à reparer les ravages, sur-tout dans un pays nouvellement assujetti,& qu'on n'a pas eu encore le tems de connoître. Les corps&les esprits y font long-tems en mouvement; il faut les laisser rasseoir, les plier insensiblement à de nouvelles habitudes. L'étude des ressources d'un pays,&des moyens de les préparer, est nécessairement lente; tout systême d'amélioration est prématuré, s'il n'a l'expérience pour guide: c'est à elle feule à nous marquer le moment de la maturité.
Le long séjour que j'ai fait en Corse ma persuadé que nous sommes arrivés à cette époque: ayant-recueilli avec soin, toutes les lumières que pouvoient me fournir les Naturels,&les François les plus sages, je me fuis fait un devoir de rassembler ces observations,&d'y joindre les miennes. La mission qui m'avoit appellé dans cette Isle n'ayant pu être remplie, c'étoit pour moi le seul moyen de payer ma dette à ma patrie,&mon tribut de reconnoissance au peuple qui m'a accueilli.
J'ai cru d'ailleurs que la curiosité qui nous fait lire avec empressement,& qui a si fort multiplié parmi nous les relations étrangères, ne devoit pas moins s'intéresser à la description d'une de nos Provinces qui nous est peut-être encore plus inconnue. Que nous importe cette multitude de détails sur l'Amérique septentrionale, sur la Suisse, sur la Sicile,&tant d'autres pays qui n'ont que peu de liaison avec nous?, Dans la Corse au contraire, tout ce que nous découvrons peut être converti à notre usage.
Je fais que ces traits épars des diverses Sociétés servent à perfectionner l'étude de l'esprit humain; mais à cet égard le caractère Corse n'offre peut-être pas des traits moins originaux. Ce peuple livré depuis tant de siècles à des guerres destructives&toujours les. armes à la main, , soit contre ses tyrans, soit contre lui-même, a dû prendre des habitudes qui lui font propres. Cette longue anarchie éloignant la civilisation, &l'aspérité de sa situation le concentrant davantage dans sa demeure, peut-être est-il resté plus près de la nature que la plupart des peuples de l'Europe. Son extrême sobriété, son mépris du luxe, son assurance que ne peut intimider ni le rang ni la puissance, font des traits perdus depuis long-tems chez les Nations les plus civilisées.
On a beaucoup décrié sa passion pour la vengeance, on auroit dû placer à côté sa sensibilité pour les bienfaits: selon qu'il a été prévenu, son ame se porte vers l'une ou vers l'autre avec la même énergie; c'est la forme originelle de l'homme. Si les scènes de vengeance ont été plus multipliées dans cette Isle, ce n'est point la faute du peuple, mais celle des circonstances Le foible despote qui s'épuisa si long-tems pour l'asservir, ne pouvoit y parvenir qu'en le divisant: son étude constante fut de femer par-tout des haines, dont il recueilloit le fruit en empêchant la Nation de se réunir. Ses graces toujours assurées aux crimes qu'il avoit fait naître, perpétuoient dans tous les cours l'ardeur de la vengeance. Le peuple n'ayant point de justice à obtenir de son Gouvernement, étoit donc réduit à se la faire lui-même. Il rentroit ainsi dans l'état de nature. Il n'est pas étonnant que la passion, alors feule arbitre de son ressentiment, l'ait presque toujours porté à excès.
De-là dérivoit un état perpétuell de guerre de famille à famille, de particulier à particulier; ce qui est sans doute, pour une société, le dernier degré de misère&de dépravation: mais c'étoit le Gouvernement qui dépravoit le peuple; car dès qu'il a cessé d'avoir de l'influence, dès qu'à sa place s'est montrée une autorité régulière, impartiale, se chargeant feule de la vengeance publique, distribuant avec équité les peines&les récompenses, ces crimes ont absolument dispatu, l'ordre même s'est établi avec une facilité qu'on ne devoit pas attendre:& peut-être y a-t-il peu d'exemples chez les les Nations policées, d'une société où le vol, le meurtre,&tous les grands attentats contre la fûreté publique, soient plus rares qu'ils ne font aujourd'hui en Corse: jamais on ne s'assujettit si promtpement au frein des loix, après les avoir si long-tems méconnues.
Ce changement seul prouve ce qu'on peut attendre de ce peuple, si on a foin de préparer les réformes qu'on y voudra introduire. On ne peut y apporter plus de disposition; au génie ardent,&à l'imagination vive des pays méridionaux, il joint cette énergie de l'ame qui fut toujours le partage des insulaires&des habitans des montagnes. Que ne pourroit donc pas se promettre une instruction sage chez un peuple ainsi disposé&presque neuf, dans un tems où toutes les sciences se font doublement enrichies,&par les lumières qu'elles ont acquises,& par les préjugés qu'elles ont perdus. Combien d'essais heureux d'éducation pourroient-être tentés, qui serviroient peut-être à perfectionner la nôtre!
Ce dégoût du travail,&cette inertie qu'on leur reproche, ne font-ils pas encore la fuite inévitable de cette longue habitude, qui ne leur a appris qu'à manier les armes,&de cette malheureuse position qui les place toujours à une si grande distance de leurs biens. Mais ces obstacles peuvent se vaincre, quand les tems font arrivés, il dépend toujours de l'Administration de donner un autre cours aux esprits; elle a dans ses mains tous les ressorts qui en disposent: je vois même déjà un germe précieux de ce changement: la lassitude que le Corse commence à sentir de ses privations, depuis qu'il a eu fous les yeux le spectacle de nos jouissances.
Si du moral nous passons au physique, combien de détails propres à piquer notre curiosité,&auxquels la propriété doit ajouter un nouvel intérêt. Un terrain susceptible de toutes les cultures, sur-tout de celles qui font les plus rares dans nos climats; toutes les richesses de l'Histoire Naturelle, dispersées ou enfouies dans ses montagnes, si on a le courage d'aller les chercher; la situation de l'Isle qui la met également à portée de la France&de l'Italie, qui la plaçant sur le chemin du riche commerce du Levant, semble lui en donner les clefs; une multitude de ports creusés par la nature, ou que l'art pourroit y joindre; tous ces avantages presque également importans, soit que nous voulions en faire usage, soit que les laissant dans l'inaction, nous empêchions feulement nos rivaux d'en jouir.
Ils ont, il est vrai, été achetés à grands frais; l'or de la France n'a cessé de couler dans la Corse, soit pendant la Conquête, soit pendant les premières années qui l'ont suivies,&aujourd'hui même ces dépenses excèdent de beaucoup son produit; malheureusement ces dépenses ne font pas même un principe d'amélioration, parce que l'Isle n'en est que le dépôt passager, d'où elle ne cesse de les verser en Italie, pour affurer sa propre subsistance. Mais n'y a-t-il pas des moyens de les y fixer,&ne peut-on pas même tirer de son fond toutes les richeises qui lui font nécessaires?
La Corse peut être divisée en...