II
BLIDA H
Table des matières Blidah, 8février.
Me voici à Blidah, logé, installé et t'écrivant. J'ai , , fait la route à grande vitesse, dans une diligence où tout le monde, excepté moi, parlait provençal, ce qui m'a permis de ne pas dire un seul mot pendant un trajet de cinq heures. Cette faculté de se taire est la première liberté que je réclame en voyage, et je voudrais qu'il fût écrit dans un article spécial du droit des gens que chacun est tenu de la respecter chez les autres.
A peine ai-je eu le temps d'entrevoir Bir-Mandréis tandis que l'attelage en traversait au galop les pentes ravinées; mais les chevaux, toujours épuisés après avoir escaladé, puis descendu la route en colimaçon du Sahel, soufflent ordinairement trois minutes devant la jolie fontaine arabe de Bir-Kradem. Elle est restaurée, recrépie, mais sans que le style en soit altéré, et j'ai pu, en examinant comme une ancienne connaissance cette élégante façade de marbre dorée par le soleil, rappeler à moi de vieux souvenirs africains qui datent de notre premier voyage.
La matinée était fraîche, l'air très-vif, le ciel admirablement limpide et d'un bleu ferme. Je pouvais apercevoir et mesurer d'un coup d'oil le périmètre de cette plaine magnifique, qui fut avec la Sicile le grenier d'abondance des Romains, et qui deviendra le nôtre quand elle aura ses légions de laboureurs. J'aime les plaines, et celle-ci est une des plus grandioses, sinon des plus vastes, que j'aie vues de ma vie. On a beau la parcourir à la française sur une longue chaussée civilisée par des ornières, y trouver des relais, des villages, et de loin en loin des fermes habitées: c'est encore une vaste étendue solitaire où le travail de l'homme est imperceptible, où les plus grands arbres disparaissent sous le niveau des lignes, très-mystérieuse comme tous les horizons plats, et dont on ne découvre distinctement que les extrêmes limites: à droite, la ligne abaissée du Sahel; au fond, les montagnes de Milianah, perdues dans des bleus légers; à gauche, le haut escarpement de l'Atlas, tendu d'un vert sombre avec des neiges partout sur les sommets. Il n'y avait pas un nuage autour de cette arête étincelante; à peine y voyait-on, mais à mi-côte, un reste de brouillards qui s'évaporaient des ravins, et se roulaient en flocons blancs comme la fumée d'un coup de canon. La partie basse de la plaine est cachée sous l'eau; beaucoup de fermes ont l'air d'être bâties sur un étang, et le marais d'Oued-el-Laleg, à peine humide pendant l'été, inonde en ce moment deux lieues de pays.
J'ai revu Bouffarick en pleine prospérité. Plus de malades, plus de fiévreux. Les Européens s'y portent aujourd'hui mieux qu'ailleurs, et c'est là de préférence que les convalescents des environs vont purger leurs fièvres d'Afrique. Pendant que tant d'hommes y mouraient empoisonnés par la double exhalaison des eaux stagnantes et des terres remuées, les arbres, qui vivent de ce qui nous tue, y poussaient violemment comme dans du fumier. Imagine à présent un verger normand, planté de peupliers, de trembles et de saules, soigné, fertile, abondant en fruits, rempli d'odeurs d'étable et d'activité champêtre, la vraie campagne et de vrais campagnards. Le passé de ce petit pays en exploitation définitive de sa richesse, nous n'y pensons plus. Nous oublions qu'il a fallu, pour se l'approprier, dix années de guerre avec les Arabes, et vingt années de lutte avec un climat beaucoup plus meurtrier que la guerre. Le voyageur s'en souvient seulement en passant près des cimetières, ou quand il s'arrête à Beni-Mered, au pied de la colonne du sergent Blandan. La véritable histoire de la colonie est, ici comme partout, déposée dans les sépultures. Que d'héroïsmes, mon ami, connus ou inconnus, presque tous oubliés déjà, et dont pas un cependant n'a été inutile!
A onze heures, j'étais à Blidah. J'ai trouvé là Vandell, qui, depuis l'envoi de sa lettre, m'attendait à chaque arrivée des voitures. Je l'ai reconnu de loin à sa casquette jaunâtre, la même qu'il portait il y a quatre ans; il fumait sa petite pipe courte à tuyau de cerisier sans bouquin, et toute sa personne a conservé ce même air un peu bizarre, qu'il est également impossible de définir et d'oublier.
J'ai loué la maison proposée par Vandell, et il a été convenu que nous y camperions ensemble. Cette maison est située à l'extrémité de la ville, sur une place déserte, plantée d'orangers, et séparée seulement des grandes orangeries extérieures par le mur fortifié du rempart. Nous avons d'un côté la vue de la plaine, de l'autre celle de la montagne, que nous croirions toucher de la main, tant elle est proche et domine de haut la ville assise à ses pieds. Quoique la terrasse, en mauvais état, ait laissé couler la pluie dans toutes les chambres, ce logis paraît très habitable. Un ruisseau qui passe au-dessous de la maison même, sort de terre à ma porte, et fait entendre parmi les cailloux le petit gargouillement continu d'une eau courante. A six pas de là pousse un grand cyprès à feuillage en pointe, à tronc unique. Il reçoit le soleil toute la journée et dans toute sa hauteur. Son ombre, qui fait autour du tronc sa révolution complète, dessine sur le terrain plat un cadran parfaitement régulier: j'en marquerai les divisions par des cailloux, et ce sera mon horloge.
Blidah, février.
Vandell n'a pas plus changé d'habitudes qu'il n'a changé de physionomie et de costume. Il ne ressemble à personne, mais il ressemble et ressemblera toujours à lui-même; il est singulier, mais inaltérable. Il y a bien quelques fils gris mêlés à sa chevelure, qu'il porte coupée ras, et dans sa barbe, qu'il laisse au contraire croître à volonté; mais ces légers changements sont presque invisibles. Quant à son visage, il est de ceux qui n'ont plus rien à perdre ni en fraîcheur ni en embonpoint. Aussi brun qu'un homme blanc peut l'être, aussi maigre que peut l'être un homme en santé, le voyageur est maintenant à l'épreuve de la fatigue, du soleil et des années, et dans un état à les braver avec sécurité. Il ne paraît plus qu'il ait été jeune; on ne verra jamais dans quelle mesure il vieillit; je défie dorénavant qu'on lui donne un âge. Toujours bien portant, d'autant mieux qu'il est plus sec, alerte et maître de ses jambes comme un excellent piéton devenu, par nécessité, cavalier médiocre, Vandell ne prend d'autres soins de ce qu'il appelle son enveloppe que ceux qui consistent à la rendre utile aux services qu'il attend d'elle, et tu peux imaginer s'ils sont excessifs. Son unique souci, c'est de diminuer le dedans et d'épaissir le dessus; en d'autres termes, de réduire ses muscles et d'endurcir sa peau. Il a sur ce sujet une philosophie pratique qui lui est propre. «N'est-il pas pitoyable, me disait-il un jour, qu'un méchant drap comme celui que je porte, soit plus solide qu'une peau d'homme fabriquée par des époux robustes? Soyez tranquille, je saurai me rendre imperméable, insensible, inusable et résistant comme un cuir de bouf.» A en juger par son visage et par ses mains, il a réussi.-Je lui disais aujourd'hui: «Je crois, mon ami, que c'est vous qui userez le temps. La vie vous mord, mais comme le serpent qui mord la lime.-Cela n'empêche pas, m'a-t-il répondu avec inquiétude, que le mécanisme est fatigué.» Ce que Vandell appelle le mécanisme, c'est son cerveau et les ressorts de sa vie morale. Il fait ainsi des abus de mots par je ne sais quel respect pudique pour les idées, car il est au fond très-spiritualiste, comme tous les solitaires.
T'ai-je dit comment j'ai connu Vandell? C'était à mon second voyage, et dans une excursion que je faisais vers le sud. Nous traversions en caravane un pays montueux et boisé, avec un convoi composé de mulets au lieu de chameaux. Toute cette nombreuse cavalcade aux sabots durs avait, pendant un longjour de printemps, foulé les petits sentiers caillouteux de la montagne; il pouvait être cinq heures, et nous approchions du bivouac. La caravane entière débouchait alors sur des plateaux couverts de taillis bas et de buissons, sans routes, mais sillonnés de percées étroites, où nous nous aventurions isolément, chacun comptant sur son cheval pour suivre d'instinct la piste odorante des cavaliers qui tenaient la tête. Je marchais à l'arrière-garde, et mon cheval était de ceux qu'en pareil cas on n'a pas besoin de diriger. Il se mit à hennir, puis à s'agiter, et je vis au-dessus des broussailles paraître un cavalier que je ne reconnus point pour un des nôtres. Le nouveau-venu, grand jeune homme en tenue de voyageur, montait une bête fort maigre, mal harnachée à l'arabe, et d'un blanc sale. Maigre lui-même, efflanqué, brûlé comme un Saharien, le seul détail significatif qui rachetât la pauvreté manifeste de son équipage et rappelât l'homme à peu près civilisé, c'est qu'au lieu d'armes il portait en bandoulière quelque chose comme un long baromètre contenu dans un fourreau de cuir et un volumineux cylindre en fer-blanc.
-Pardon, monsieur! me dit-il en gardant sa distance. Votre cheval prend-il feu pour les juments?
-Beaucoup, monsieur, lui répondis-je, et constamment.
-En ce cas, je vous précède.
Et, sans plus attendre, il donna un coup de houssine à sa monture, et la mit au trot. Il se tenait à l'anglaise, ne quittant pas la selle et se soulevant seulement, par un mouvement...