V
LOYOLA
Table des matières Entre Azcoitia et Azpeitia, à une demi-lieue environ de ces deux bourgades, au fond d'une délicieuse vallée resserrée entre des montagnes boisées où coule dans un cadre de verdure la jolie rivière d'Uzola, se dresse solitaire et majestueuse une masse énorme de bâtiments. La façade principale en est formée par une coupole panthéonienne dont le triple et gigantesque portique s'avance sur un perron à trois corps et à balustrades de pierre, flanquée de lions de marbre, et de deux longues ailes d'une architecture de séminaire et de caserne.
C'est Loyola, surnommé la merveille du Guipuzcoa, la maison trois fois sainte, le sanctuaire des soldats de Jésus, le berceau de saint Ignace, la grande jésuitière enfin.
Cet étrange bâtiment, qui seul apporte le mouvement et la vie dans cette vallée tranquille, offre de quelque côté qu'on en approche un spectacle bien fait pour frapper les imaginations dévotes, en leur donnant du premier coup l'impression de la formidable puissance de cet ordre resté debout et prospère au milieu du désastre monacal.
En face du portail, sur une large esplanade, s'élève l'idole, en marbre de Paros, du dieu de céans, le señor de aqui, devant lequel tout passant doit se découvrir. Deux hospederias dont l'une, celle de droite, a l'aspect d'un vieux manoir, avec sa galerie aux quatre arches massives, son monumental escalier et son écusson seigneurial, forment les deux côtés de la place dont le quatrième bordé d'une double ligne d'orangers est ouvert sur la vallée même, au fond de laquelle s'échelonnent les blanches maisons d'Azpeitia pittoresquement groupées sur les premières pentes des montagnes vertes et bleues qui coupent l'horizon. De là descend, par cascades, dans une bordure de joncs, de saules et de roseaux, coupant de grands champs de maïs, la petite rivière qui fertilise l'étroite et profonde vallée.
Emplacement choisi à souhait. A Azpeitia et à Azcoitia poussent, dit-on, les plus jolies filles du pays basque, et les servantes de l'hospederia où nous descendîmes et qui porte le nom glorieux du saint, nous en offrirent de gracieux échantillons. Ah?! quel gynécée que cette hôtellerie de Loyola?! Et quelle différence entre ces Guipuzcoennes aux yeux de velours, propres et gracieuses, et nos grossières filles d'auberge, maritornes aux dessous crottés?! Peut-être les bons pères, propriétaires de la posada, les avaient-ils triées avec soin, mais saint Ignace lui-même eût passé la langue sur ses lèvres devant la délicatesse du mets et l'abondance du festin. Il y en avait encore, et encore, et toujours. Deux pour la chambre, une pour prévenir que le déjeuner est prêt, une demi-douzaine pour servir à table et verser à boire, et combien dans les corridors, occupées à je ne sais quoi, avec lesquelles on se trouvait tout à coup nez à nez et qui disparaissaient majestueusement avec des mines de princesses.
De saints pères jésuites errant çà et là expliquaient ce phénomène?; ils n'avaient pas la physionomie hypocritement pateline qu'on leur prête. De belle humeur, aimables garçons, la plupart bedonnants et solides, ils semblent prendre la vie comme elle vient, le temps comme il se présente et goûter en gourmets la satisfaction d'être au service de Dieu en général et de saint Ignace en particulier. Ils se sentent chez eux, cela se voit?; l'hôtellerie, je l'ai dit, est à eux et non seulement celle-ci, mais l'autre en face, succursale de la première, et aussi le coche et ses six mules, et les fermes d'alentour et les jolies filles, et le pays circonvoisin.
Tout le monde, je dois l'ajouter, semble ici parfaitement heureux. La règle est douce, la tyrannie des Pères très supportable. Ils ne règnent pas en pays conquis, mais sur des sujets d'une fidélité éprouvée. Pourvu qu'on croie ou qu'on fasse semblant de croire, cela suffit. Les servantes nous avouèrent qu'elles devaient se confesser une fois par semaine, communier une fois par mois, sans compter les fêtes. Elles n'en prenaient pas pour cela des allures plus béates, et mon compagnon que l'étincelle de tous ces yeux allumait fort n'eut pas à se heurter à de trop farouches vertus. Quant à moi, mes cheveux gris m'obligeaient à plus de réserve, et comme j'employais une grande partie de mon court séjour à visiter la maison du saint, à parcourir l'église et à stationner près des chapelles où s'adressaient les pieuses épîtres aux dévotes, je passais sans nul doute pour un fervent admirateur d'Ignace, et je dus laisser, à mon départ, à notre pieuse hôtelière, une bonne odeur de piété.
Cette matrone, compagnonne grisonnante et mamelue, s'était de prime abord montrée rébarbative. Notre qualité de Français était tare à ses yeux.
Ce n'est pas à Loyola que nous sommes en haute estime, et tout compatriote de Voltaire y est voué à la damnation. Aussi commença-t-elle par nous déclarer qu'elle ne pouvait disposer d'un seul lit?; mais, ayant eu l'heureuse idée de nous informer de l'heure de la messe pour le lendemain dimanche, la dévote changea de ton.
«?Il y a plusieurs messes, répondit-elle. De cinq heures à midi les révérends pères officient. A laquelle voulez-vous aller??
-A toutes?!?» répliquai-je.
Cette réponse pénétra la bonne femme de respect et d'admiration, sans toutefois lui causer trop de surprise, certaines pieuses personnes ayant, paraît-il, l'habitude d'assister le dimanche à plusieurs offices du matin, pour se préparer à ceux du soir.
En tous cas, elle nous valut une belle chambre ornée de trois jolies chambrières?; une de trop, mais nous eussions eu mauvaise grâce à nous plaindre, d'autant plus qu'il y avait trois lits dans la pièce et qu'il pouvait survenir un troisième compagnon.
Désagrément des auberges espagnoles: les chambres contiennent deux, trois et quatre lits.
Je me souviens qu'à Tolède, on voulut nous imposer un tiers, un torero, qu'à son grand étonnement nous refusâmes avec énergie. L'hôtelier le casa je ne sais où, mais le lit resta vide. On nous le fit payer d'ailleurs, et comme nous occupions la seule pièce pourvue d'une table, le torero n'en vint pas moins, alors que nous étions couchés, nous demander la permission d'écrire à sa señorita, ce qui, vu sa lenteur à tracer ses lettres, lui prit une partie de la nuit.
«?Voulez-vous, dit Voltaire, acquérir un grand nom, être fondateur, soyez complètement fou, mais d'une folie qui convienne à votre siècle. Ayez dans votre folie un fonds de raison qui puisse servir à diriger vos extravagances, et soyez excessivement opiniâtre. Il pourra arriver que vous soyez pendu?; mais, si vous ne l'êtes pas, vous pourrez avoir des autels.?»
C'est pourquoi Ignace de Loyola, après avoir mérité cent fois la corde, siège au rang des plus grands saints?; que le monde est plein de ses temples, dont le premier est sa propre maison.
La Santa casa, qui n'est, paraît-il, qu'une tour de l'ancien manoir détruit dans les guerres civiles, est cachée du dehors par un mur percé de fausses fenêtres, disposition de l'architecte Fontana, que la veuve de Philippe IV appela tout exprès de Rome pour la construction du sanctuaire, et qui a ce triple but: préserver le précieux monument, le voiler aux profanes et donner plus de régularité à la façade de l'édifice. Une étroite cour le sépare du mur extérieur, et le visiteur ne voit d'abord qu'un carré de grosses pierres brutes mêlées de briques, n'ayant d'autre ornement que l'écusson des Loyolas sculpté au-dessus de la porte, et une plaque de marbre avec cette inscription:
Casa solar de Loyola
Aqui nacio San Ignacio en 1491[5].
[5] Maison originaire de Loyola. Ici naquit saint Ignace.
Dans le vestibule, on trouve un escalier antique qui ne déparerait pas l'hôtel de Cluny?; et des murs couverts de tableaux de vieux maîtres espagnols, de portraits du saint, d'épisodes de sa vie militaire et religieuse jusqu'en haut de la maison. Elle a trois étages et chacun donne accès à une succession d'oratoires et de chapelles. Là je vis, derrière une grille, à côté d'un autel chargé de fleurs, et flanqué de confessionnaux, un révérend père, gras et superbe, coiffé du bonnet carré, assis au milieu d'une douzaine de jeunes femmes, les entretenant de sujets pieux en attendant l'office divin.
Rangées en demi-cercle, vêtues d'une robe noire et coiffées d'une mantille, rosaire au bras et scapulaire au cou, les señoras, tout en maniant leur éventail, recueillaient béatement les perles saintes tombant des lèvres sacrées de l'aimable directeur.
Le clou du spectacle, je veux dire la chambre du saint, au dernier étage, est transformée en chapelle et la plus extraordinaire qu'on puisse voir. Le plafond est si bas qu'en levant la main on en touche les moulures d'or. Or et émaux partout, pierres fines et mosaïques?; c'est le plus parfait spécimen en miniature de l'art jésuito-catholique fulgurant, flamboyant, rutilant, échevelé avec ses scintillements, ses placages, ses sculptures, ses fleurs, ses magots, ses rosaces, ses boiseries fouillées, ses précieuses châsses, ses riches triptyques et toute cette ferronnerie habilement ciselée, ces autels qui ressemblent à des étalages d'orfèvrerie, l'art religieux enfin, qui rappelle les étourdissantes bizarreries des pagodes et que les jésuites ont...