CHAPITRE IX
FRANCESCHINO COLONNA
Table des matières I
Olmeto. - Sollacaro. - Franceschino. - Ses sours.
Table des matières Olmeto, canton de l'arrondissement actuel de Sartène, formait autrefois une terre féodale, appartenant à la famille des Colonna d'Istria. Son territoire est très fertile en céréales et en vin ; ses oliviers sont des plus beaux. Son chef-lieu, bâti sur une pente rapide, couronnée de rochers et de forêts, jouit d'un horizon magnifique, et possède de nombreux et gracieux villages.
Au-dessus se trouve un autre canton, celui de Petreto-et-Bicchisano, l'un des plus beaux, des plus riches, des plus délicieux de la Corse entière. Sollacaro est un des principaux villages de ce canton. C'est là que se trouve la fontaine de Charles-Martel ; là qu'Alexandre Dumas a placé son roman des Deux Frères corses ; là que naquit, dans les premières années de ce siècle, Franceschino Colonna, cet étrange bandit dont vous m'avez demandé les aventures. Sa famille était non seulement une des plus importantes de la contrée, mais l'une des plus illustres de la Corse entière; et son éducation fut en rapport avec sa naissance.
Il montra, dès son premier âge, beaucoup de finesse d'esprit, de hardiesse dans le caractère, de vivacité dans l'imagination. Du reste, né et élevé dans une des plus poétiques et des plus pittoresques parties de la Corse, au milieu de toutes les beautés de la nature et des plus intéressants souvenirs de l'histoire, il contracta, sans s'en apercevoir, une teinte d'exaltation et de mysticisme, qui aidera plus tard à expliquer certaines circonstances de sa vie.
Franceschino avait deux sours, qu'il aimait tendrement. Il les maria avec les deux fils d'un de ses propres cousins, le capitaine Colonne, qui habitait aussi Sollacaro.
Ce double mariage fut heureux. Les deux familles vivaient dans la plus étroite intimité, lorsqu'il plut à la mort de s'en mêler, de changer en deuil ce bonheur sans mélange. Un des fils du capitaine, revenant de la chasse. couvert de sueur et de poussière, commit l'imprudence de boire précisément à la fontaine de Charles-Martel, dont les eaux sont comme glacées, et contracta une maladie de poitrine, dont il mourut au bout de quelques jours. Restée veuve sans enfants, sa femme passa une année entière dans l'appartement de son mari, occupée à pleurer, à prier, à chanter des lamenti, comme nous l'avons vu pour la veuve de Simon Paolo, dans l'histoire de Ferrando da Quenza. L'année écoulée, elle devait, selon les usages de la Corse, rentrer dans la maison paternelle, qui était celle de son frère. Franceschino lui fit à cet égard les remontrances les plus sévères. Elle se serait soumise, si le capitaine ne s'y fût formellement opposé. On dit même qu'étant une fois retournée dans le domicile de son frère, le capitaine l'en fit sortir par ses sollicitations et ses instances.
La conduite du capitaine pouvait s'expliquer d'une manière aussi simple qu'honorable. Veuf, n'habitant pas avec son autre fils, il avait besoin d'une personne sûre pour tenir sa maison : il était donc naturel qu'il songeât à retenir sa belle-fille. En tout autre pays, cette combinaison n'eût pas offert d'inconvénient; en Corse, elle avait contre elle les préjugés et l'opinion. Sans doute, il ne faut pas être esclave des préjugés ni de l'opinion publique; mais il est bon d'en tenir un certain compte et de ne pas les mépriser. Ce qu'il y a de positif, c'est que Sollacaro et les pays voisins s'émurent et se scandalisèrent de cette situation anormale; les mauvaises langues entrèrent en campagne, les soupçons injurieux naquirent, les propos offensants circulèrent.
II
Inimitié. - Mort du capitaine.
Table des matières Qu'eût fait tout autre à la place de Franceschino? Des observations sérieuses à sa sour et à son cousin : son droit et son devoir n'allaient pas plus loin. En cas d'insuccès, il aurait pu rompre avec eux, les laisser, à leurs risques et périls, agir comme ils l'entendaient. Mais Franceschino était d'une susceptibilité extrême en matière de mours et de réputation ; rien ne lui était cruel comme de voir quelqu' un des siens devenir sous ce rapport l'objet des railleries et du mépris public. Ayant eu, certain jour, une dernière et vive explication avec le capitaine, et celui-ci persistant avec hauteur dans son refus :
- Tu le veux donc? s'écria Franceschino, outré de colère. Eh bien! garde-toi! à partir de demain, nous sommes en inimitié.
Sachant bien à qui il a affaire, le capitaine fait aussitôt murer à hauteur d'homme ses fenêtres, et ne sort plus de chez lui. Quant à Franceschino, ne respirant plus que la vengeance, il ne rêve qu'aux moyens de surprendre son ennemi.
Le capitaine se levait de grand matin, et passait parfois des heures entières à sa fenêtre, occupé à respirer l'air frais, à contempler le réveil de la nature et le lever du soleil. Franceschino supposait que, malgré les fortifications ajoutées à ses fenêtres, il céderait un jour ou l'autre à l'habitude et se découvrirait. Quant à lui, blotti sous un épais berceau de treilles, il guettait, toujours prêt à faire feu. Le cinquième ou sixième jour d'attente, le capitaine se rase, vide sa cuvette par-dessus la cloison, et, comme il est de haute taille, se dresse machinalement sur ses pieds, pour voir tomber l'eau. Franceschino presse la détente, et le renverse foudroyé.
Les deux familles étaient également influentes : de grands malheurs étaient à prévoir. La famille du capitaine avait pour elle les voltigeurs et les gendarmes ; Franceschino avait pour lui les nombreux carbonari du canton, dont il était le chef suprême. Aussi, au premier bruit de la mort du capitaine, lorsque les voltigeurs, cantonnés à Sollacaro, prennent leurs armes pour courir après le meurtrier, ils se trouvent entourés par une infinité de carbonari, qui les tiennent bloqués dans leur caserne, et les empêchent d'en sortir, jusqu'à ce que celui-ci ait réglé ses affaires et se soit mis en sûreté.
Il garda le makis pendant quatre ou cinq ans, errant d'un lieu à l'autre, comme les bandits ordinaires, évitant les embûches de ses ennemis et la poursuite des gendarmes. Ce n'est pas qu'il fùt moins courageux qu'un autre; mais, le point d'honneur satisfait, il n'éprouvait plus de haine contre personne, et avait horreur du sang humain.
Le silence et l'isolement, qui ne le quittaient pas dans les lieux sauvages qu'il fréquentait, agirent sur son esprit naturellement méditatif : il releva sa tête vers le ciel et la contemplation des choses éternelles; il réfléchit sérieusement à son crime, et parvint à en concevoir le plus profond regret.
- Malheureux! disait-il, j'ai tué un de mes semblables, de mes amis et de mes proches, sans lui donner le temps de faire un acte de contrition! je l'ai peut-être précipité dans les abîmes de l'enfer, et suis cause de sa damnation éternelle ! Malheur à moi! malheur à moi!
Nuit et jour cette pensée le poursuivait et le tourmentait ; nuit et jour il lui semblait voir e capitaine se dresser devant lui, comme un spectre ensanglanté, qui lui reprochait son malheur. Non content de se frapper la poitrine, il priait sans cesse et partout pour sa victime. Les bûcherons le rencontraient dans les forêts, prosterné au pied d'un arbre, arrosant le sol de ses larmes; les bergers le trouvaient sur les montagnes, les yeux tournés vers le ciel, chantant des psaumes et des hymnes, demandant miséricorde. Depuis cette époque, il ne cessa de porter son fusil la crosse en l'air, pour déclarer qu'il ne ferait plus jamais usage de ses armes.
III
Conversion. - Vision. - Confession.
Table des matières Le bruit de ce changement extraordinaire s'était répandu non seulement dans tout le canton de Petreto, mais dans les arrondissements de Sartène et d'Ajaccio : partout l'on ne parlait que de la vie austère et pénitente que menait Franceschino au milieu des makis; et, comme il arrive d'habitude, les récits populaires exagéraient encore la vérité, et lui attribuaient beaucoup plus de choses qu'il n'en faisait réellement.
Une circonstance singulière vint alors le fixer dans cette voie nouvelle, et porter au plus haut degré l'exaltation de son esprit. C'était en 1827 ou 1828. Après une journée de courses et de fatigues, il venait de s'étendre sur le lit de mousse où il couchait, au fond d'une caverne perdue dans les rochers. Était-il endormi? était-il éveillé? Beaucoup pensent qu'il dormait; il affirmait, lui, qu'il était éveillé, parfaitement éveillé, et que ses yeux étaient ouverts de toute leur grandeur. Quoi qu'il en soit, éveillé ou non, il lui sembla voir Notre-Seigneur Jésus-Christ, le coude appuyé sur l'un des bras de sa croix, qui le regardait avec tristesse, et lui disait : - Tu as commis un grand crime; mais la voix de ton repentir est montée jusqu'à mon Père : fais pénitence, et ne renonce pas à l'espoir du salut.
Et le lendemain, d'après la rumeur universelle, sitôt que le jour fut venu, il trouva sur sa poitrine un petit crucifix, d'une matière et d'un travail singuliers, qu'il ne possédait pas la veille, et qui le confirma dans la vérité de sa...