CHAPITRE II
Table des matières I
Corse occidentale. La dernière colonie grecque.
Table des matières Au point du jour, nous étions sur le pont. La mer avait repris son immobilité de la veille. Vers la gauche, du nord au sud, se déroulait une masse énorme, couchée sur les flots. Les vapeurs et les brumes, qui l'enveloppaient comme un vêtement de nuit, ne permettaient pas d'en distinguer les formes; mais, aux rudes aspérités qui faisaient saillie de toute part, on sentait qu'il se trouvait là-dessous quelque chose de musculeux et de fortement charpenté; c'était la Corse. Ma première impression lui fut peu favorable.
- Patience, dit le capitaine; donnez au soleil le temps de faire son ouvre, et réservez votre jugement.
En un clin d'oil, en effet, s'opère un véritable changement à vue; brumes et brouillards s'évaporent; les hauts sommets de la chaîne centrale étincellent; et de ses flancs se détachent, comme autant de vertèbres, une multitude de rameaux, presque parallèles, qui descendent et viennent finir au bord de la mer, chacun sur son promontoire. Les vallées et les gorges qui se trouvent entre eux, sont indiquées par autant de rubans de vapeurs, dont chacun accompagne son cours d'eau jusqu'aux échancrures de la côte.
C'est un spectacle grandiose et poétique, mais triste; attendu qu'on n'y voit ni villes, ni villages, ni la moindre trace de culture. Nous avions devant nous le domaine de Galéria, vaste désert de 40,000 hectares, auquel il ne manque que des capitaux et des bras, sinon pour égaler le Paradis terrestre de Moyse, l'Eldorado de l'Espagnol Martinez ou le Pays de Cocagne de l'Italien Folengo; du moins pour devenir une des plus heureuses contrées du monde, par la douceur de son climat, la fécondité de son sol et la richesse des ses produits. Telle est l'opinion de tous ceux qui connaissent le pays; et la spéculation, qui jette si aisément les millions à tous les vents, dédaigne et néglige ces richesses, plus sûres que celles de la Californie!
Voici, reprit le capitaine, le superbe golfe de Porto, où finit l'arrondissement de Calvi et commence celui d'Ajaccio. Sa surface est très vaste; ses eaux sont très profondes; mais ses bords solitaires n'ont pas d'habitants; les barques de pêcheurs les connaissent à peine; et le dernier vaisseau de guerre dont il ait reçu la visite, est probablement celui qui, en 1822, vint porter au bandit Théodore les royales propositions du gouvernement britannique.
Voyez-vous ce petit golfe en forme de croissant; la tour qui s'élève à une de ses extrémités, et les blanches maisons qui se réfléchissent dans ses eaux? C'est le golfe de Péro; et ce village est Cargèse, le centre de la dernière colonie, qui soit de l'Orient venue chercher asile dans nos contrées occidentales. Si cela peut vous être agréable, je vais en quelques mots vous raconter son établissement.
Depuis plus de deux cents ans, la Grèce et les pays voisins avaient subi le joug des Turcs, que les Albanais et les Maïnotes luttaient encore pour leur indépendance. En 1467, à la mort de leur chef Scanderberg, que les Turcs appelaient le Diable blanc de Valachie, la division se mit parmi les Albanais; les uns embrassèrent l'islamisme; les autres, pour conserver leur foi, se joignirent aux Maïnotes et continuèrent la lutte.
Descendants des anciens Spartiates, et braves comme leurs ancêtres, les Maïnotes occupaient, au sud de la Morée, les bords des golfes de Coron et de Marathonisi, que protègent des cercles de montagnes presque infranchissables. Après leur avoir en vain cent fois donné l'assaut, les Ottomans se décidèrent à s'emparer de l'île de Candie, afin de pouvoir de là les bloquer et les assaillir par mer. Ce moyen leur réussit; et, une fois maîtres du pays, ils le soumirent à toutes les horreurs de la servitude, pillant, massacrant, brûlant, enlevant les femmes et les filles.
Pour se soustraire à tant d'atrocités, les habitants d'une petite ville, appelée Vitilo, nolisèrent secrètement un vaisseau français, qui se trouvait dans leur port, et se sauvèrent pendant la nuit au nombre de 800, sous la conduite de deux chefs nommés Stéphanopoli et Micaglia. Le gouvernement génois leur céda, par contrat féodal, environ 4000 hectares de terre, dans la province de Vico; et leur fit les avances nécessaires pour leur installation. Ceci se passait en 1677.
Naturellement laborieux et stimulés par le besoin, ces braves gens se mirent à l'ouvre avec une ardeur extrême; la contrée prit en peu de temps une face nouvelle. Les ronces, les buissons et les makis disparurent; de riants villages s'élevèrent de toute part sous des noms poétiques; le sol se couvrit de jardins, de vergers et de vignes, de moissons et de troupeaux.
Souffrant eux-mêmes de l'oppression étrangère, nos pères ne pouvaient qu'êtres sympathiques à qui en avait souffert comme eux; et ils ne firent aucune opposition à cet établissement: mais, vers 1741, une violente insurrection contre les Génois, ayant éclaté, les Maïnottes, au lieu de se tenir neutres, ce qui n'eût offensé personne, se crurent obligés par la reconnaissance de secourir leurs bienfaiteurs, et mirent trois compagnies à leur service. Après avoir envoyé par mer à Ajaccio leurs enfants et leurs femmes, ils se retirèrent dans un lieu fortifié, appelé Rondollino, où ils se croyaient inexpugnables. Ils s'y défendirent en effet, pendant un an, avec un admirable courage; mais enfin ils furent forcés d'aller rejoindre leurs familles, laissant seulement dans la tour d'Uncivia, cent vingt sept hommes, pour la garde du pays et la conservation de leurs droits.
Assaillis, six jours durant, par 2500 hommes, les 127 repoussèrent tous les assauts; et même, prenant à leur tour l'offensive, ils firent une vigoureuse sortie, où ils tuèrent à l'ennemi beaucoup de monde; un de ses principaux chefs notamment : mais ce fut leur dernier effort; et ils durent aussi gagner Ajaccio, chose qui leur était facile, les Génois étant maîtres de la mer.
Dans cette triste aventure, leurs propriétés furent saccagées, leurs établissements renversés; et le désert ne tarda pas à reparaître. Mais rentrés dans leur pays après l'annexion, ils ont relevé ses ruines et en ont fait une des plus riches contrées de la Corse entière.
Catholiques romains du rite grec, les Maïnotes de Cargèse ont perdu leur nom: mais ils gardent pieusement le souvenir, la langue, les usages, le culte et jusqu'au costume de leur patrie. Leurs femmes sont très jolies, bien faites, la plupart brunes; elles ont des cheveux et des dents magnifiques; c'est le type grec dans toute sa pureté. On les dit fort douces, patientes, retirées, assidues aux soins du ménage, et fidèles à leurs maris. Quand il leur naît un enfant, elles le plongent aussitôt dans l'eau salée, non pour le rendre invulnérable comme Achille, mais pour le préserver des maladies de la peau; et, si elles vont travailler aux champs, elles l'y portent avec elles, le suspendent dans une espèce de hamac à une branche d'arbre, de manière à l'apercevoir de partout.
On se marie très jeune dans ce charmant pays! et les unions y sont généralement aussi heureuses et fécondes qu'elles le sont peu en d'autres lieux.
- D'où vient cette différence?
- En d'autres lieux, la grande affaire du mariage c'est la dot; les qualités physiques, intellectuelles et morales ne comptent que pour peu. A Cargèse, au contraire, ces qualités comptent pour tout, la fortune n'est que l'accessoire; de sorte que, sachant qu'on les épousera pour leur mérite et non pour leur argent, les jeunes filles agissent en conséquence, et cherchent à se rendre, sous tous les rapports, aussi parfaites que possible. Débarrassés, de leur côté, de toute idée de trafic et de lucre, les jeunes gens s'attachent à la plus vertueuse et la plus digne; d'où il suit des unions généralement bien assorties et heureuses.
Tandis que nous discutions sur le mariage d'argent de nos pays et le mariage sans dot de Cargèse, le capitaine me dit: - Le village que vous voyez là-haut, à gauche de ce contrefort, se nomme Alata; c'est le berceau de la famille Pozzo di Borgho; il s'y est passé un fait qui met dans un tel jour l'hospitalité corse, que je crois devoir vous le raconter, tout triste et douloureux qu'il puisse être.
Une des plus remarquables qualités de la Corse, comme de la Sardaigne sa voisine, c'est l'hospitalité. L'indigène, l'étranger, l'ennemi même est admis à en profiter; et, dès qu'il a été reçu comme hôte sous un toit, il devient comme un être sacré pour tous ses habitants, qui doivent le protéger, le secourir, le défendre, et se faire au besoin tuer pour lui.
Or, dans le village d'Alata, deux familles étaient en guerre; et leurs chefs, ennemis de sang, ne cherchaient qu'à se détruire. L'un habitait dans le village; et l'autre à cinq ou six cents mètres vers la montagne. Le premier qui était bandit, se voyant un jour près de tomber dans les mains des gendarmes qui le poursuivaient, eut l'idée de se sauver chez son ennemi et de lui demander asile. Il ne se trouvait dans la maison qu'un enfant de douze ans.
- Cache-moi, lui dit le bandit, sinon je suis perdu; les gendarmes sont là.
L'enfant le cache sous un tas de fagots, adossés à l'habitation, et les gendarmes arrivent en...