Départ de caravane
Table des matières Derniers beaux jours où le désert semble se recueillir avant l'horreur des tourmentes de sable.
Le ciel pâle se voile de buée laiteuse. Pas de vent?; à peine parfois un souffle léger, encore tiède. A Beni-Ounif, c'est un va-et-vient fiévreux, une activité insolite, le grand convoi de Beni-Abbès, qui ravitaille aussi les lointaines oasis sahariennes, va s'ébranler demain.
Pour les goumiers de Géryville, l'ordre de partir est arrivé: ils s'en vont à Béchar. La cité nomade va se disperser dans les hamada et les solitudes de sable.
Accroupis en cercle, par petits groupes, dans les rues du village, parmi les tas de pierres et les plâtras, les mokhazni bleus, les spahis rouges et les nomades fauves partagent tumultueusement des vivres et de l'argent?; avant de se séparer on liquide les vies communes, provisoires, finies.
. Vers la Zousfana, dans la nuit limpide, une aube se lève. Au milieu de l'amoncellement chaotique et noir des camps, quelques flammes rouges se raniment sur les brasiers de la veille. Puis un grand murmure grave, monotone, monte de tout ce sommeil déjà troublé des hommes et des bêtes: ce sont les nomades qui prient. Ils invoquent à voix haute le Seigneur de la pointe du jour[19].
[19] Premières notes:
Vers l'Ouest, très loin, quelques vagues montagnes aux formes étranges à peine distinctes: cônes tronqués, arêtes dentelées ou terrasses. Autour, une plaine infinie, brûlée, rouge, au sol craquelé, avec l'innombrable semis des touffes d'alfa vertes par le bas, s'échevelant en flocons gris vers le haut des tiges desséchées: le mouchetage sombre d'une peau de panthère étalée sous la limpidité tiède du ciel d'automne.
Des brises légères passent sur la plaine et la caressent. Sur des chevaux secs, tout en os et en tendons, le poil gris hérissé et l'oil ardent, des cavaliers viennent au pas. Le burnous noir et le lourd haïk de laine terreuse leur donnent grand air.
Ils ont des visages minces, de ligues sobres, de traits durs, avec la lueur fauve des yeux de l'aigle. Belle prestance, gestes larges, attitudes digues. On les prendrait presque pour des marabouts, sans leur fusil qu'ils portent en bandoulière ou dressé, la crosse appuyée sur le genou. Bach-hamar de convois, ils sont, aussi, à l'occasion, des hommes de guerre, braves par tradition et par indifférence profonde pour la mort.
Loin derrière eux, disséminés dans l'alfa, des nomades s'en viennent, le front ceint de cordelettes fauves sur un voile mince, le bâton en travers des épaules, bombant de maigres poitrines tannées, sillonnées de muscles épais, dans l'entrebâillement des haillons couleur de poussière?; ils poussent devant eux leurs grandes bêtes lentes, sans charges, avec seulement le petit bât triangulaire.
Les longs cous souples se tendent, les museaux lippus broutent quelques maigres buissons gris, tapis entre les pierres noires et les touffes d'alfa.
Les chameaux s'arrêtent. Puis, comme cela dure trop longtemps, les sokhar ont un cri rauque, un ah?! guttural sorti du fond de leur gosier de cuivre, et un sifflement bref. Les cous onduleux se redressent lentement, et les têtes tenant à la fois du serpent et du mouton, les étranges têtes dédaigneuses aux yeux doux, reprennent leur balancement régulier. Les longues dents jaunes ruminent avec un bruit continu de moulin.
La troupe passe. Les hommes, plus petits, disparaissent les premiers dans le moutonnement infini de l'alfa. Puis ce sont les chameaux qui se déforment, s'arrondissent, se confondent avec les vagues ondulations du sol.
. Il en vient ainsi de tous les cercles, de tous les douars des Hauts Plateaux, qui descendent vers le Sud, traversant lentement les solitudes souriantes, qu'eux seuls, pasteurs et errants, connaissent et aiment, de l'inconscient amour des gazelles et des oiseaux sauvages.
. Ce sont les derniers beaux jours avant les tourmentes de sable. Le ciel pâle se voile de buée laiteuse. Pas de vent, à peine parfois un souffle tiède.
A Beni-Ounif, dans la vallée, près du ksar, une éclosion soudaine de vie bruyante.
Des nomades arrivent tous les jours, avec de longues théories de chameaux, pour camper à côté des goumiers.
Les campements des sokhar sont plus frustes et plus confus, plus colorés aussi.
C'est un entassement chaotique de choses: les haraïr, les longs sacs étroits en grosse laine grise et noire qu'on accouple aux côtés du bât des chameaux, les lambeaux de tapis, les couvertures effilochées parmi les marmites enfumées, les outres velues suspendues entre trois bâtons en faisceau, l'éclair d'une gamelle d'étain neuve dans l'amas des loques bédouines, aux couleurs sombres et chaudes où dominent le rouge et le noir roussi?; tout s'accumule et se mêle autour des feux de palmes sèches ou de fiente, parmi les chameaux couchés, qui ruminent, taudis que d'autres semblent rêver, dominant tout de leurs hautes silhouettes anguleuses.
Les camaraderies de couchage et de plat, nées sur la route longue, se continuent?; d'autres naissent?; quelques-unes se rompent avec des disputes terribles. Alors, parfois, le sang coule.
. Et il en vient toujours, de ces sokhar et de ces chameaux dans la vallée qui semble servir d'asile à tout un peuple en migration, comme aux premiers âges du monde.
. A la redoute, le clairon lance les notes enrouées d'abord, puis éclatantes et impérieuses du réveil.
Devant les petites masures encore ensommeillées du bureau arabe, quelques burnous bleus ou rouges passent parmi les haillons verts ou noirs des juifs nomades de Kenadsa, venus du Sud pour vendre des bijoux d'argent et d'or.
Chez les goumiers aussi il y a un mouvement insolite: les Amours d'Aïn-Sefra s'en vont en colonne vers l'Ouest, à Béchar. Les Trafi de Géryville descendent vers Taghit et Beni-Abbès pour protéger un convoi. Les noms d'El-Moungar et de Zafrani évoquent encore un frisson de mort.
. Et voilà, enfin, après plusieurs heures de travail et de cris, que tous les chameaux, près de deux mille, sont massés parmi les chargements à prendre.
Ils sont debout, et le soleil oblique glisse dans l'innombrable fouillis des grandes pattes immobiles, sur les têtes qui ondulent, curieuses, attentives, et sur les dos et les flancs fauves, gris, blanc terne, bruns ou roux.
Quelques petits chamelons impayables, la longue tête douce et naïve, avec des grâces de grands oiseaux au duvet sombre, se pressent contre les mères, cherchant de la lippe déjà velue la mamelle pointue.
Maintenant, les sokhar font agenouiller les bêtes, à petits coups de bâton au-dessous du genou. On commence à charger. Alors, c'est un tumulte indescriptible, des querelles éclatent autour de chaque chameau, avec des cris furieux, des exclamations gutturales, des injures et des gestes échevelés, comme si cela devait finir par un massacre. On prend Dieu à témoin et on atteste le Prophète pour un schritt, une ficelle de fibres de dattier mal attachée, pour une fermeture de sac.
Tout cela dure sans aucun souci de l'heure qui s'écoule.
Plus cela va, et plus le bruit augmente.
Des Arabes grinçants, des cavaliers lancés au galop, passent, mettant le désordre et l'épouvante parmi les chameaux qui se lèvent, jettent les charges à moitié amassées et fuient, poursuivis par les imprécations des sokhar.
Les bach-hamar, à cheval dès le matin, le bâton à la main, harcèlent et pressent leurs hommes, vociférant des ordres, menaçant, frappant même parfois.
De très loin les Bédouins s'interpellent et se parlent, parvenant à se comprendre.
Oh?! ces gosiers des hommes du Sud, en quel airain sont-ils, qu'ils ne se rompent et ne saignent de tous ces cris profonds, de ces appels qui sonnent comme des notes de trompettes??
Quelques chameaux se révoltent, s'enfuient, piétinent sur place?; des chevaux se cabrent.
Le vent qui se lève fait claquer les loques comme des voiles gonflées, dans la poussière soulevée.
Les tenues militaires, les burnous écarlates ou bleus, font des taches gaies sur toute cette foule de couleurs sombres ou terreuses.
Des voix françaises, trop faibles, essayent de percer les cris bédouins et se perdent.
Et c'est la voix rauque et sauvage, la plainte continue, immense des chameaux qui domine tout ce bruit, qui monte, emplissant la plaine, jusqu'au silence éternel des lointains.
. Pourtant elle va finir, cette grande vision de vie primitive, dont on ne reverra bientôt plus la splendeur, avec la sécurité et le chemin de fer.
Des tirailleurs de l'escorte, en chéchias et ceintures écarlates sur la toile blanche de la tenue de campagne, s'ébranlent et défilent avec un piétinement nombreux de troupeau. Le soleil allume des éclairs blancs sur l'acier des fusils.
Un goum file vers l'Ouest, derrière la redoute, avec ses fanions tricolores par-dessus le blanc terne des burnous.
Tout est chargé, c'est fini.
Lentement, les chameaux redescendent dans la vallée qu'ils traversent, s'en allant vers Djenan-ed-Dar.
Pendant une heure, ils se déploient en une file interminable, qui ondule à travers la plaine où le soleil dore la poussière.
Puis, à l'horizon rougeâtre où traînent des buées ardentes, le convoi disparaît, s'évanouit.
La lumière d'abord hésitante, comme furtive, gagne le zénith, et les grandes étoiles qui brillaient pâlissent et...