? I
Versification et Poésie La plus haute dignité de l'homme est dans l'aspiration. L'heure à laquelle il se sent le plus noblement un homme est celle où, se détachant de son étroite personnalité, il aspire à une vie supérieure dont sa conscience ne lui fournit que des éléments confus encore, dont ses sens ne lui révèlent dans le monde qu'une grossière ébauche, - à une vie où il y aurait plus d'ordre et plus de lumière, plus de joie, plus d'harmonie et plus d'amour. C'est de ce besoin que sont nés tous les arts, par lesquels l'artiste exprime pour lui d'abord, suscite et satisfait ensuite, chez les autres, cette aspiration sublime. Ainsi naquirent l'architecture, la statuaire, la peinture, la musique, la poésie enfin, dont on peut dire que, dans son sens le plus large, elle n'est pas à proprement parler un art, étant plutôt, caché au fond de tous les arts, ce principe d'aspiration lui-même, mais qui devient pourtant un art distinct, et le plus grand de tous, lorsqu'elle prend pour organe le Verbe ordonné selon des lois fixes et certaines, c'est-à-dire lorsqu'elle se confond avec ce dont je dois vous entretenir à cette place : l'Art des Vers.
L'Art des Vers ! Essaierai-je de le définir ? A quoi bon ! J'aime mieux vous en faire sentir, par un exemple, toute la grandeur, toute la portée.
Recueillez-vous une minute ; fermez l'oreille aux bruits qui montent de la rue ; oubliez quelques soucis médiocres ; laissez tomber au fond de vous, comme une lie, tout ce qui, depuis votre réveil, - lecture d'un inutile journal ou d'un vain livre, conversation oiseuse, visite frivole, - a pu vous encombrer, vous salir, vous disperser au moins l'esprit. Puis, allez à votre bibliothèque ; prenez, sur un rayon, les Orientales de Victor Hugo ; ouvrez-les à la trente-septième pièce, et, avec lenteur, en articulant chaque syllabe, en respectant les points et les virgules comme vous feriez des pauses et des soupirs d'une musique notée, lisez ce poème en deux strophes : Extase.
J'étais seul près des flots, par une nuit d'étoiles ;
Pas un nuage aux cieux, sur les mers pas de voiles ;
Mes yeux plongeaient plus loin que le monde réel,
Et les bois, et les monts, et toute la nature,
Semblaient interroger dans un confus murmure
Les flots des mers, les feux du ciel.
Et les étoiles d'or, légions infinies,
A voix haute, à voix basse, avec mille harmonies,
Disaient, en inclinant leurs couronnes de feu ;
Et les flots bleus, que rien ne gouverne et n'arrête,
Disaient, en recourbant l'écume de leur crête :
- C'est le Seigneur, le Seigneur Dieu !
Qui sommes-nous, à présent, et où sommes-nous ? Pourquoi ce frisson qui nous a traversé le cour, cette larme lumineuse qui nous est montée aux yeux ? Par quel miracle nous sentons-nous, tout à la fois, descendus à de telles profondeurs en nous-mêmes, et montés à de telles hauteurs loin de nous-mêmes ? . De par l'incantation du poète, en effet, voici d'abord que les mots, - mots si simples, si fatigués par un long usage : flots, cieux, étoiles, monts, bois. qui n'appelaient plus à notre esprit que l'idée sèche et terne des choses, - ont repris tout à coup leur entière vertu évocatoire, leur pouvoir d'éveiller en nous des émotions et des images, en même temps que des représentations abstraites. Un voile - le voile de l'accoutumance - a été comme tiré, qui nous cachait la beauté du monde ; et il semble que nous nous retrouvions devant ce spectacle avec des yeux et un cour vierges, tant ce que notre subconscient avait retenu de nos impressions anciennes est remonté tout à coup à notre conscience dans une plénitude et une fraîcheur de découverte.
Ce n'est pas tout : voici qu'en même temps, le poète nous arrache à la vie terrestre et nous plonge dans la vie solidaire de la création. Cent fois, peut-être, devant la mer et le ciel, nous avions agité en nous l'énigme de l'univers, nous demandant si ces lames qui déferlent et ces étoiles qui gravitent, depuis des millions de siècles et pour des millions de siècles encore, obéissent, ou non, à une cause intelligente, pour des fins intelligentes. Même si, dans un sens ou dans l'autre, nous avions incliné notre raison devant les raisonnements des philosophes, c'avait été sans cet élan et cette volupté que donne seul un acte d'amour, un acquiescement de tout l'être. Mais, ce soir, le poète regarde avec nous les mêmes astres et les mêmes vagues ; il ne décrit pas, il ne raisonne pas, il n'analyse pas : il voit, il sait, il croit. et aussitôt, ne fût-ce que pour une seconde, il nous ébranle et nous illumine d'un éclair de certitude par lequel nous connaissons, dépassant l'émotion purement humaine, la grande émotion cosmique et religieuse, celle-là même qu'il a ressentie : l'Extase.
Pour y atteindre et pour nous y conduire, que lui a-t-il fallu ? Une centaine de mots, en deux strophes. Composantes infimes, sublime résultante. Entre ceci et cela, qu'y a-t-il donc ? Rien que cette chose : l'Art des Vers.
De cet art, une partie seulement peut être enseignée d'une façon précise et complète : c'est celle qui, dans l'art d'écrire en général, correspondrait, en toute modestie, à la grammaire : c'est la versification ou prosodie. Les lois de la versification, en effet, - lois dont l'observation seule distingue le vers, fût-ce le moins lyrique, de la prose, fût-ce la plus harmonieuse, - sont depuis longtemps codifiées, dans ce qu'elles ont d'essentiel, d'après la tradition de quatre siècles de chefs-d'ouvre ; et, quels que soient le génie particulier du poète et la nature spéciale du poème, elles sont appliquées toujours. Je pourrai donc vous les enseigner, telles qu'elles m'ont été transmises, ou à peu près telles, car l'évolution d'une prosodie n'est jamais complètement terminée, et il se peut que je sois conduit à vous donner comme légitimes - non pour ébranler, mais pour fortifier, au contraire, le vers traditionnel - quelques-unes des libérations ou des contraintes nouvelles que l'on nous propose.
Mais tout l'art des vers n'est point dans ces règles dont le respect est la condition obligatoire, non la seule et suffisante cause de l'émotion poétique. Il y a d'autres éléments, mystérieux et incodifiables, que l'inspiration seule révèle à chaque poète, et pour chacun de ses poèmes. Ceux-là, que nul ne saurait vous enseigner par principes, je voudrais, du moins, vous en faire sentir la présence et l'action dans cette première causerie, afin de mieux circonscrire mon sujet pour les suivantes, et de vous donner dès aujourd'hui, fût-ce encore par un seul exemple, une idée de ce que devrait être un « art des vers » intégral, s'il était possible à quelqu'un de l'écrire.
Ne cherchons pas un autre texte que nos deux strophes de tout à l'heure, et relisons-les ensemble pour tâcher, cette fois, de saisir les raisons de l'enchantement extraordinaire qui en émane et qu'aucune prose, en si peu de mots et en si peu de lignes, ne serait capable de nous procurer jamais.
Déjà, dès après la première lecture, nous nous rendons compte, au moins vaguement, que le pouvoir exceptionnel de ce langage est dû à une musicalité supérieure à celle de la prose, je veux dire à une certaine symétrie de cadences, à un certain battement régulier du rythme, qui le rapproche de la mesure musicale. Et parce qu'il participe des mêmes causes, le vers participe des mêmes effets. La prose exprime entièrement et suggère à peine ; la musique exprime à peine et suggère infiniment : le vers, lui, à tout le pouvoir d'expression des mots, peut joindre, dans une certaine mesure, le pouvoir de suggestion des notes, l'égaler même quelquefois. Lui seul est à la fois pensée et mélodie. Aucun langage humain ne le surpasse.
Si, ayant senti cette régularité rythmique du vers, nous commençons à en faire l'analyse, nous nous rendons compte aisément qu'elle consiste en un nombre limité de syllabes dans chaque vers, en un partage symétrique de ces syllabes dans l'intérieur du vers, et en un retour des mêmes sons à la fin de deux vers qui se correspondent : numération, césure et rimes, dont les lois sont tout l'objet de la versification, du métier des vers.
Mais on peut supposer le même sujet traité par un autre auteur, jeté dans le même moule de strophe en des vers aussi correctement soumis à toutes ces règles de la prosodie que le sont ceux de Victor Hugo, sans qu'à aucun degré, pourtant, l'émotion poétique ne naisse. Et c'est ici que le mystère commence, ou, plutôt, l'impossibilité de formuler des règles qui permettraient à quiconque les observerait en ses vers de faire, par cela seul, naître cette émotion. Tout ce que nous pouvons, c'est essayer de retrouver les voies secrètes qu'un instinct mystérieux, à peine contrôlé par une volonté consciente, a fait suivre au génie pour en arriver où il nous mène. Essayons.
Et, d'abord, est-ce par la rareté, par l'inattendu des vocables qu'il cherche à nous ébranler les sens et la pensée ? Non, j'ai dit qu'il employait ici les mots les plus courants de la langue. Il sait, il est vrai, que ce sont précisément ceux-là qui peuvent, grâce à la magie du rythme, reprendre leur signification la plus vaste.
Est-ce par la hardiesse des coupes dans le vers, par cette désarticulation apparente dont il a su tirer ailleurs de si extraordinaires effets ? Non, car pour exprimer ici cette sorte de respiration universelle, il lui faut un rythme aussi simple que le...