Simla, vue prise du mont Djako.
La curiosité de Simla est un saint qui habite un des plus hauts sommets dominant la ville. Ce saint, qu'on appelle fakir chez les Musulmans et goussaïn chez les Hindous, vit sur cette hauteur appelée Djako, au milieu d'une grande troupe de singes, qu'il nourrit et qui le connaissent aussi bien que les poules connaissent la fermière. Lorsqu'il les appelle, rien n'est curieux comme de voir ces animaux sauter d'arbre en arbre, gambader, se bousculer même pour arriver plus vite. Ce saint homme s'est construit une maison assez propre (lui-même l'est également sur ses vêtements), dans laquelle il demeure été et hiver, vivant du produit de la charité de ses coreligionnaires et des étrangers qui viennent le visiter. La récolte étant nombreuse l'été, il conserve pour l'hiver, lorsque la neige couvre ces lieux charmants et empêche toute communication. Que l'homme résiste à ce climat, rien d'étonnant; mais que les singes le supportent, voilà ce que je n'ai pu m'expliquer. A moins qu'ils ne fassent pénitence aussi: ces bêtes-là sont vicieuses et ne disent pas le fond de leur pensée. Nous avons questionné le fakir à ce sujet, mais il n'a répondu qu'une chose: «Quand Dieu m'envoie de la nourriture, je partage avec eux».
J'ai dit qu'il était propre, ce qui est assez rare chez les saints hindous. Il appartenait peut-être à la classe des brahmines, qui veulent arriver au degré le plus parfait de la sainteté. Cet état de perfection s'appelle Achrama ou Tchar-Acheroum. Il y a quatre degrés. Le premier est le brahmtchari; le deuxième, gerischtz; le troisième, bamperitz. Le quatrième, appelé bramognani, renferme à lui seul deux degrés: le saniassi et le yogi. Dans ce haut degré de perfection, ces saints sont entièrement dépourvus de vêtements. Le premier couvre cependant quelques parties de son corps; mais le yogi, trop saint pour s'occuper des bienséances et des préjugés humains, va parcourant le monde, choisissant les endroits les plus fréquentés, dans un état de nudité complet. Ce sans-gêne n'est, du reste, aucunement choquant pour les Hindous, aux yeux desquels rien de naturel ne peut être obscène, et c'est en présence des hommes, des femmes et des enfants qu'il s'inflige les plus douloureuses tortures. Quelques-unes de ces tortures sont très originales, à tel point même que je n'en puis donner une description, même vague. Je renvoie le lecteur curieux à une jolie histoire de Voltaire, le Fakir.
Le saniassi, au contraire, s'enfonce dans les forêts, un bâton à la main; il se nourrit de ce qu'il trouve. On le reconnaît à une ceinture de toile jaune dont il s'entoure les reins. Je crois que la couleur ne restera pas longtemps jaune, car il portera cette ceinture jusqu'à ce qu'elle tombe en lambeaux. Il ne parle jamais; un seul mot sort de sa bouche: ôm, mot sacré, vénéré entre tous et écrit le premier dans les Védas, le livre par excellence des Hindous.
On ne saurait s'imaginer à quel degré d'insensibilité ces hommes parviennent. Rien ne peut les distraire de leur état contemplatif; les plus grands déchaînements de la nature ne peuvent les tirer de leurs méditations. Leur ascétisme est brutal. Il y en a qui portent d'énormes colliers de fer; d'autres se chaussent avec des sabots garnis en dedans de pointes et marchent ainsi; d'autres encore s'enferment dans des cages en fer qui les entourent depuis les épaules jusqu'aux chevilles; ils ne peuvent alors ni se coucher ni s'asseoir, et, dans cette position, ils se font suspendre à un arbre.
Un auteur raconte ainsi les souffrances d'un yogi: «Un yogi se tenait debout, ses yeux constamment fixés sur le soleil et aussi immobile qu'un buisson, son corps à moitié couvert de la terre qui s'est amoncelée autour de lui et qui sert de retraite à d'innombrables fourmis; cette peau de serpent qui a pris la place du zennar et retombe par un bout sur ses reins, ces plantes noueuses qui entourent et pressent son cou; ces nids d'oiseaux qui couvrent ses épaules.» Notre fakir de Simla était loin de cet état de sainteté, et je doute qu'il eût envie d'y parvenir, mais cependant les pratiques auxquelles ces fanatiques se livrent sont assez rigoureuses. Ainsi, dans le second degré de sainteté, ils se lèvent une heure avant le jour, font leurs ablutions par n'importe quel froid, puis leurs prières. Ils se nourrissent de ce qu'ils glanent ou de la générosité des personnes, et ils passent leurs nuits à contempler les astres; plus tard, parvenus au troisième degré, ils doublent leurs ablutions, ne se couvrent que de feuilles et d'écorces d'arbre, ne se coupent ni les cheveux ni les ongles et se soumettent à un jeûne perpétuel. Ce jeûne, appelé chanderayan, est ainsi réglé: le premier jour du mois, une bouchée; le second, deux, et ainsi de suite jusqu'à trente; ce nombre est la plus grande bombance à laquelle on puisse se livrer; il faut ensuite que le pauvre fakir aille en décroissant pour revenir au nombre primitif. De plus, il ne doit pas même faire cuire son riz. En ce troisième état de sainteté, le bamperitz peut, si l'âge ou la maladie lui ôte la force de pouvoir vaquer à ses occupations quotidiennes, il peut, dis-je, se donner la mort. Sous certaine condition, cette mort volontaire le conduit directement au ciel. Il doit, par exemple, ou se noyer, ou se livrer aux flammes, ou se précipiter du haut d'un rocher, ou bien encore il se retire vers l'est ou vers le nord, sur une terre nue et inconnue, et là, dans une contemplation devant Dieu, il attend la mort, qui ne peut tarder à le surprendre, au milieu des souffrances de la faim.
Lorsqu'à table, le soir, je racontai ma visite au fakir, un des nôtres me dit: «Dieu, ou Brahma, ou Jehovah, ou Jupiter aurait là l'occasion de faire le plus utile des miracles: de faire entrer dans la cervelle abrutie de ces gens-là cette idée bien simple, qu'on ne se rapproche pas de la divinité en s'éloignant de l'humanité. Il est sans doute très indifférent à Dieu le Père ou à Dieu le Fils qu'un gars crépu se coupe ou ne se coupe pas les cheveux, tandis qu'il aurait certainement plaisir à le voir vivre proprement et honnêtement.... Mais Dieu ne fera pas ce miracle; il sait que si sa propre bonté est infinie, la bêtise humaine est bien plus infinie encore et que ses miracles même ne la guériraient point.»
Et comme j'écoutais avec sympathie mon aimable voisin, dont le visage exprimait beaucoup de douceur naturelle et de philanthropie chrétienne, il ajouta: «N'est-il pas affligeant de voir, chez un peuple très bien doué, la superstition brutale exercer ses ravages? combattue sous une forme, et renaissant sous une autre. Mais, hélas! nous n'avons, ni vous ni moi, le droit de nous indigner contre les fakirs; ils nous renverraient à notre histoire d'Occident, aussi peu édifiante, en somme, que celle d'Orient.»
Je ne sais quelle sera la fin du fakir que nous visitions; pour le moment, au milieu de ses singes, il paraissait enchanté de sa situation et de la générosité de sir Robert Egerton, et, avec les plus grands salam, il accompagna notre départ.
Le lundi 6 juin, nous assistions à une fête donnée à l'occasion des pensionnaires du couvent des Capucines. Ces sours de charité s'occupent de l'éducation des jeunes filles et recueillent avec une touchante bonté toutes les orphelines. J'y vis là une sour française de Lyon, qui, depuis trente-trois ans, habitait les Indes, sans que son état de santé s'en soit affaibli, au contraire; toujours malade à Paris, elle se portait dans ce climat mortel beaucoup mieux que partout ailleurs. Le vice-roi, qui est catholique, et lady Ripon assistaient à cette solennité. Ces belles jeunes filles et ces jeunes gens dansant ou jouant à colin-maillard sur ces pelouses au milieu de ces superbes montagnes formaient un tableau qui ne manquait pas de charme, et j'eus occasion de voir combien les Anglais, même de la plus haute condition, aiment en général les exercices de corps, car bientôt il y eut autant d'assistants et d'assistantes que de pensionnaires. Chose touchante, que nous ne pûmes nous empêcher de constater, les jeunes gens les plus valeureux se mêlaient à ces divertissements avec un entrain remarquable. Il y avait entre autres lord Charles Beresford, renommé pour sa bravoure; il s'était battu avec un courage sans égal contre les Zoulous, et il tournait et se retournait au milieu de ces danses et de ces rondes presque enfantines et s'en donnait à cour joie. Et pourtant ce même lord ira sur le Condor en Égypte soutenir les droits de sa patrie au péril de sa vie, prendra part au bombardement d'Alexandrie, et il fera, comme commandant d'une petite canonnière, des prouesses de valeur.
Barne's Court, habitation du gouverneur du Pendjab à Simla.
Le 7 juin, à sept heures et demie du matin, nous quittons Simla.
Après bien des démarches, le vice-roi avait accordé à M. de Ujfalvy ce que d'abord sir Robert Egerton lui avait refusé (vu les difficultés et les périls de la route), la permission de nous rendre à Srinagar, capitale du Cachemire, par le haut Tchamba et la route de Badravar. Nous allions donc voir un pays à peu près inconnu des voyageurs et remplacer pour longtemps le chemin de fer par le cheval.
M. Clarke, chargé par le musée de South Kensington de faire des acquisitions pour cet établissement, avait obtenu des autorités britanniques de suivre la même route.
Notre dernier déjeuner pris dans la jolie habitation...