CHAPITRE II
DANS LE TIEN CHAN CHINOIS
(SUITE.)
Table des matières L'interprète Abdoullah nous épouvante presque avec la passe de Narat qu'il a traversée autrefois et qui, selon lui, mettra hors d'état tous nos chameaux. A l'en croire, il faudrait coudre à chacun d'eux des plantes de pied artificielles, afin de les protéger contre les pierres tranchantes ou pointues dont la passe est hérissée. Il calcule que nous n'aurons pas assez de cuir pour le ressemelage de nos chameaux, et se lamente.
Rien de plus dangereux en exploration qu'un gaillard de cette espèce, un important aussi nul, à qui on laisserait prendre sur les indigènes un ascendant que s'arrogent souvent les interprètes. Nous n'ajoutons foi qu'à moitié aux dires d'Abdoullah et nous ne ressemelons pas nos chameaux.
Cette opération, qui ne laisserait pas d'étonner un boulevardier, est fréquente dans le désert pierreux des montagnes. Elle consiste tout simplement à coudre au pied des bêtes blessées une semelle de cuir. Tandis qu'on exécute cette cordonnerie bizarre, le client n'est pas à l'aise et il donne toutes les marques extérieures, toutes, du mécontentement. La couture achevée, on rend à la bête qu'on avait ligottée la liberté de ses membres. Il est intéressant de voir ses premiers pas d'essai avec cet accessoire qui lui permet de poser le pied à terre sans douleur: elle s'en aperçoit vite, et vite elle cesse de récriminer en son patois contre la brutalité de ses maîtres.
Après une courte étape, ayant trouvé une «?bonne place?», nous faisons séjour, afin de nous préparer à franchir la passe.
Nous vous dirons, une fois pour toutes, qu'une «?bonne place?» est, ici, celle où l'on peut poser sa tente sur un terrain à peu près égal, à l'abri du vent ou de la neige, près de l'eau et du bois. Dans les régions où l'eau et le bois manquent, une bonne place existe encore. relativement à celles qu'on a occupées précédemment, il suffit alors qu'elle soit moins mauvaise.
Un beau campement comme celui du 23 et du 24 septembre ne s'oublie pas. Nous y restons deux jours, employés à des réparations diverses. On visite les fers des chevaux, on remplace ceux qui sont usés. On veille à ce qu'aucun clou ne manque. On regarde le dos des bêtes de somme et des chevaux?; les selles qui les blessent sont modifiées?; les plaies sont pansées?; on recoud les enveloppes déchirées des charges. En un mot, tout est mis en état.
Notre vieux chamelier, Imatch le bancal, qui n'a pas voulu quitter les chameaux que nous avons achetés à son maître, les soigne avec une véritable affection. Ils le connaissent, et lorsqu'il les appelle dans la steppe à l'heure du picotin, ils viennent à lui tomme les poules vers la ménagère qui leur jette le grain.
«?Ma?! Ma?!?» crie-t-il aujourd'hui avec une intonation aimable. Les chameaux d'habitude s'avancent vers leur maître en se «?hâtant avec lenteur?». Cette fois ils perdent toute gravité, ils accourent de tous côtés, et les voilà se bousculant, se pressant autour d'Imatch. C'est à qui sera le premier servi.
Il se passe quelque chose d'extraordinaire: aujourd'hui est un jour de fête, car on donne à chacune de ces bêtes deux ou trois poignées de sel afin d'exciter leur appétit. Ce régal inattendu les met en belle humeur et ils la manifestent par des grognements comiques.
Imatch les chasse vers la steppe, mais les gourmands se tiennent aux environs du bivouac: ils ont l'espoir que l'on distribuera encore du sel. En attendant, ils le savourent et le ruminent avec une satisfaction que marque le balancement ininterrompu de leur courte queue.
En broyant les grains entre leurs fortes meules ils font un bruit déchirant les oreilles et qu'on peut comparer à celui des roues d'une brouette mal graissée, entrecoupé de grincements de scie.
Quelques-uns de nos hommes sont déjà souffrants et il se trouve que ce sont précisément les plus paresseux. Ils souhaitent vivement qu'on les renvoie avec les guides donnés par le gouverneur qui s'en retournent. Cependant ils iront avec nous jusqu'au delà de la passe, notre personnel ne pouvant être diminué en ce moment.
Voilà dix jours à peine que nous dressons la tente et déjà nous en avons pris l'habitude et nous l'aimons. Chaque soir nous nous étendons avec plaisir à la place que nous avons quittée le matin.
Notre tente n'est pourtant ni grande, ni confortable: sa hauteur est celle d'un homme ordinaire, mais elle est assez longue et assez large pour que tous les trois nous puissions nous étendre sur les feutres, manger à la gamelle unique qui nous réunit, et savourer les tasses de thé sans se toucher des coudes.
Notre abri est d'une bonne toile cousue double et solidement?; cela suffit pour nous protéger contre le mauvais temps et nous avons la sensation d'y être comme dans un salon, quand la pluie s'abat à flots ou que la tempête se déchaîne.
Le départ des deux guides donnés par le gouverneur d'Ili a fait dans notre troupe un vide, qui est comblé presque immédiatement par l'arrivée de deux Torgoutes. Ils nous arrivent à cheval, fusil en bandoulière, une longue tresse leur battant le dos. Ils s'approchent du feu de nos hommes et engagent la conversation en langue mogole. On leur offre le thé, on les questionne. Le plus vieux répond:
-Nous nous sommes aperçus, il y a cinq jours, que quatre de nos meilleurs chevaux nous manquaient. Nous sommes partis à leur recherche. En sortant de la vallée du Youldouz, où nos tentes sont dressées, nous avons trouvé trace de chevaux, mais sans pouvoir dire s'ils nous appartenaient. A tout hasard, nous sommes venus dans la vallée de Tsakma, dans la pensée que les voleurs avaient passé par là. Et, effectivement, nous avons revu des traces allant vers le nord, c'est-à-dire vers les Kirghiz du Koungez. Puis la pluie est venue et nous n'avons plus rien discerné et nous sommes retournés sur nos pas, certains de vous rejoindre, car nous avons bien vu que vous aviez des chameaux.
-Pourquoi les Kirghiz ont-ils volé vos chevaux??
-De tout temps ils nous ont volés, et nous ne pouvons pas user de représailles à leur égard, car ils sont les plus forts. Autrefois nous vivions en toute sécurité dans cette vallée de Tsakma?; les Kirghiz sont arrivés, d'abord ils en ont occupé une partie?; ils n'ont pas tardé à vouloir tout nous prendre. Et ce fut entre les deux peuples un continuel échange de vols?; des meurtres furent commis et finalement les autorités chinoises intervinrent et décidèrent que le seul moyen de rétablir la paix était d'obliger les deux partis à quitter les pâturages?; depuis ce temps ni Mogols ni Kirghiz n'allument leurs feux dans la vallée de Tsakma.?»
Nous obtenons facilement des deux Torgoutes qu'ils restent avec nous et nous montrent la route. Ce qui se passe autour d'eux les intéresse vivement: ils promènent un oil étonné sur les armes qu'on fourbit, sur les oiseaux qu'on prépare?; ils s'étonnent que l'on conserve la peau des jambes d'un daim que Henri d'Orléans a tué. Ils échangent quelques mots en voyant l'horrible effet de la balle d'express-rifle. Puis, le menton dans la main, ils reposent enfin leur vue sur la viande du palao qu'on fait «?revenir?» dans la marmite et qui jaunit «?délicieusement?», comme on dit aujourd'hui. Et la physionomie de ces braves gens s'éclaire. Ils sont conquis.
Le 25 septembre, par monts et par vaux, sous un ciel couvert, nous nous élevons peu à peu jusqu'à la passe, que Rachmed et moi trouvons bonne en pensant à beaucoup d'autres passes.
Le soir nous campons sur les bords du Youldouz, où nous arrivons par une descente sans pierres. Les nuages nous cachent les montagnes qui serrent la vallée, et la vallée n'en est pas plus gaie. Nous sommes heureux de nous tapir dans un bas-fond, car le vent souffle glacial.
Avant la nuit tous nos chameaux sont là. L'un d'eux, acheté à Kouldja, est malade, il tombe sur le sol dès l'arrivée. On lui enlève sa charge, mais il ne peut se relever. On l'entoure et les hommes discutent à son sujet. L'un prétend qu'il «?était trop gras au départ?»?; l'autre «?qu'il n'était pas entraîné?»?; puis celui-ci soutient qu'«?il a un mal à l'intérieur?». Mourra-t-il?? ne mourra-t-il pas?? Sur ce point les avis sont partagés. Mais l'interprète sait tout et il dit:
-Attendez, je m'en vais vous renseigner. C'est bien simple. Les poils de la queue du chameau vont nous prédire son sort.
Il en arrache quelques-uns et les examine, il les pince ensuite entre le pouce et l'index près de la racine, il frotte ses deux doigts l'un contre l'autre et dit:
-Je vous affirme qu'il mourra.
-Pourquoi??
-Parce que j'ai arraché facilement les poils, parce que de la graisse adhère à la racine des poils, ce qui indique une maladie mortelle.
Et la figure du Petit Homme - c'est son surnom - éclate de la satisfaction d'avoir prouvé son savoir. Quant à notre brave chameau, il agonise. Il fait pitié à son chamelier, qui lui met sous la tête une peau de mouton en guise d'oreiller.
Le mourant a l'oil dilaté, il perd connaissance. Il s'agite. On dirait que dans sa cervelle se succèdent à la hâte, une dernière fois, toutes les pensées de son existence. Il semble vouloir refaire tous les actes si souvent réitérés qui lui ont formé des habitudes. Il...