Déjà l'avant-garde, les mulets et leurs conducteurs étaient engagés dans le défilé. C'était curieux de voir l'empressement de nos Arabes, à qui la peur d'avoir le cou coupé par les Aurès faisait faire des prodiges de diligence, qu'avec la meilleure volonté du monde il nous aurait été impossible d'obtenir d'eux dans un autre moment. Quoi qu'il en soit, nous effectuâmes le passage sans autre accident; seulement, une heure ou deux après, l'ennemi massacra et mutila horriblement de pauvres colons qui avaient commis l'imprudence de s'aventurer seuls sur ce chemin. Les fantassins qu'on avait aperçus sur la hauteur n'étaient pas des partisans de Si-Abd-el-Afid, mais un petit poste de nos auxiliaires, que le commandant supérieur de Biscara y avait établi, pour signaler ce qui se passait au-delà du col.
Trente chasseurs avaient tenu en respect deux cents cavaliers arabes! Ce fait me parut d'autant plus frappant que les adversaires, à qui nous avions eu à tenir tête, sont bien loin d'être des lâches. Il prouverait une fois de plus, s'il en était besoin, l'avantage d'avoir des corps d'élite, aguerris, redoutés de l'ennemi, et sans lesquels, j'en suis convaincu, il n'est point d'organisation militaire parfaite.
A la sortie du défilé, nous trouvâmes un détachement de cavalerie qui venait à notre rencontre, et qui aurait pu nous être d'un grand secours, si le combat s'était engagé. Nous gagnâmes bientôt le nouveau camp retranché de Raz-Elma, construction remarquable qui commande la source d'où jaillissent les eaux de l'oasis de Biscara, ce qui nous donnerait, en cas de révolte, la faculté de les détourner et de ramener ainsi les habitants à l'obéissance. C'est à travers un bois de palmiers chargés de leurs régimes dorés, que nous atteignîmes le village et la casbah, résidence du commandant supérieur. De nombreux Arabes des deux sexes cueillaient paisiblement les dattes, sans avoir l'air de songer à la lutte mortelle dont le bruit pouvait retentir jusqu'à eux, engagée qu'elle était à quelques lieues de là, entre leurs coreligionnaires et nous. C'est le caractère de ce peuple de ne se prononcer qu'au moment d'agir, et ce n'est pas un mince avantage pour lui, dans la condition d'infériorité où il se trouve.
Grâce toujours à la prévenante courtoisie de M. le colonel Carbuccia, le logement qu'habitait de son vivant M. de Saint-Germain fut mis à ma disposition. La casbah était remplie de blessés et de malades, à qui le capitaine Bouvrit, commandant supérieur, et nos officiers de santé prodiguaient les soins les mieux entendus. J'allai porter à ces braves l'expression de ma sympathie, et comme représentant du Peuple, celle du pays tout entier. Parmi eux, je serrai la main, avec une profonde émotion, au commandant Guyot du 43e de ligne, fils du général comte Guyot, et filleul de l'empereur. Ma présence parut produire sur lui une vive impression; bien qu'il fût dangereusement blessé, je ne prévoyais pas alors la catastrophe qui devait terminer sa noble existence et replonger dans le deuil une famille qui a si largement payé sa dette à la patrie.
A Biscara, je rencontrai également M. Séroka, jeune officier de la Légion, dont j'ai déjà parlé, et qu'un bonheur inespéré me faisait trouver en pleine convalescence, bien qu'il eût eu le cou traversé d'une balle, de la même balle qui avait frappé le colonel du génie Petit, dont toute l'armée déplore la perte.
Le lendemain au matin, avec une escorte d'une vingtaine de chasseurs, je partis pour le camp du général Herbillon. Désormais, nous voyagions dans le Sahara. Le sable, où nos chevaux enfonçaient parfois jusqu'au genou, nous l'aurait dit assez, à défaut de l'aspect tout différent du pays. Zaatcha se trouve à sept ou huit lieues de Biscara. Nous avions tourné à l'ouest; à gauche nous apercevions le désert, dont la monotonie n'est interrompue que par les palmiers des oasis se montrant de temps en temps à l'horizon. A droite, l'extrême Atlas élève, comme une enceinte continue du Tell, sa croupe décharnée et dépourvue de toute végétation, étayée, en guise de contre-forts, par d'énormes masses de sable que le sirocco y amoncelle.
A une lieue du camp, je piquai des deux, et je ne fus pas longtemps sans l'apercevoir. M. le colonel Carbuccia, venu à ma rencontre avec quelques officiers de son régiment, me conduisit à sa tente, et de là à celle du général qui m'accueillit très bien. Celui-ci me confirma qu'il me destinait au commandement d'un bataillon de la Légion, ce qui n'était pas absolument ce qu'on m'avait promis à Paris. Le 1er régiment de la Légion étrangère, auquel j'appartenais, était dans la province d'Oran; il n'y avait devant Zaatcha que deux faibles bataillons du 2e, dont M. Carbuccia est colonel. Je me félicitais d'ailleurs de servir sous les ordres d'un Corse qui déjà m'avait donné des marques de sympathie. Le soir même, devant le régiment assemblé, il me fit reconnaître en qualité de chef du 3e bataillon, dont l'effectif était de trois cent quarante-huit hommes, non compris les officiers. Le 1er bataillon, aux ordres de M. le capitaine Souville, était encore plus faible; il ne comptait que deux cent quatre-vingt-quinze hommes, et je ne m'éloigne pas de la vérité en disant que nous n'avions, en tout, qu'un officier, à peu près, par compagnie.
La colonne campait sur plusieurs lignes, dans un terrain sablonneux et ondulé, dont l'état-major et l'ambulance occupaient les points culminants. Leurs tentes étaient adossées à de grands rochers. A quatre cents mètres environ du front de bandière coulait un ruisseau aux eaux saumâtres, mais abondantes; deux cents mètres plus loin, étaient la lisière de l'oasis et la Zaouïa, espèce de petite mosquée à minaret, entourée de quelques maisons désertes.
Mon régiment était établi en première ligne. On dressa ma tente non loin de celle du colonel, qui voulut bien me conduire lui-même chez tous les officiers supérieurs, et à l'ambulance, où nous visitâmes les blessés, que j'eus la satisfaction de voir entourés de tous les soins possibles par M. le docteur Malapert et ses aides.
Cette nuit, je fus réveillé par une fusillade assez vive. Un parti ennemi, à la faveur de l'obscurité, s'était glissé près du camp et brûlait sa poudre sans résultat; cependant, les balles sifflaient autour de nos tentes et un cheval même en fut atteint. Le feu de nos grand'gardes fit bientôt taire celui des Arabes, et le colonel dit en riant qu'ils étaient très bien élevés, puisque, ayant appris l'arrivée d'un représentant du Peuple, ils le saluaient d'une salve de bienvenue. Tout rentra dans le silence, sauf quelques coups de fusil qu'on entendait dans la direction de la tranchée, à de rares intervalles, et je me rendormis jusqu'à la diane, cette voix de l'aurore, comme dit Victor Hugo, si agréable au soldat.
Certes, il y avait un charme indéfinissable pour moi à me réveiller ainsi, sous une tente française, en face de l'ennemi, au bruit de la musique guerrière de nos fameux régiments. Que d'idées et de sentiments, que de souvenirs et de traditions se pressaient dans mon esprit et dans mon coeur! Mais, hélas! ils étaient bientôt, sinon refoulés, du moins amoindris, paralysés par une amère réflexion que mon estime pour mes bons camarades de la Légion ne parvenait pas à détourner. Je me disais que, représentant du Peuple, et un des plus proches parents du plus grand de nos capitaines; au point de vue militaire, c'est-à-dire à celui qui m'importait le plus, j'étais encore une espèce de paria, puisque cette fatale qualification: au titre étranger, me ravalait encore au rang des proscrits, moi proscrit de la veille, moi une des victimes de l'invasion étrangère, et des persécutions dont l'étranger, oppresseur de la France, avait poursuivi ma famille, même dans l'exil! Et songer que c'était à l'avènement d'un Bonaparte que je devais la continuité de cette situation anormale, et penser que le 10 décembre, le 10 décembre! m'avait fermé la porte qu'un autre que Louis-Napoléon m'eût ouverte, ou du moins qu'il ne m'eût pas barrée, n'était-ce pas désespérant? Je sentais alors qu'après tout j'avais eu tort de permettre qu'un membre de ma famille fût nommé au titre étranger; mais bientôt le soleil du Désert resplendissait sur les armes, mon colonel se montrait avec sa voix sympathique et son énergique gaieté; les coups de feu se faisaient entendre à la tranchée, et les réflexions pénibles s'évanouissaient.
Comme il n'y avait pas à la colonne d'autre général que le commandant en chef, chaque colonel d'infanterie remplissait, à son tour, pendant vingt-quatre heures, les fonctions de général de tranchée. Ce jour-là, le colonel Carbuccia et notre régiment étaient commandés. Vers midi, je formai mon bataillon devant le front de bandière, je fis rompre par section à droite, et nous marchâmes, musique en tête, sur la Zaouïa, où était l'entrée des travaux. En nous voyant venir, l'ennemi, embusqué dans plusieurs jardins que nos troupes n'occupaient pas, dirigea sur nous son feu, qui nous blessa un sous-officier et un clairon. En arrivant à la tranchée, un sergent du bataillon mit sa tête à un créneau et, à l'instant même, il reçut une des plus singulières blessures qu'on ait jamais vues. Il fut atteint, immédiatement au-dessus de l'oeil gauche, par deux balles de petit calibre, faisant probablement partie de la charge d'un de ces tromblons dont les assiégés avaient une certaine quantité. Ces armes, fort dangereuses de près, n'impriment pas une très grande vitesse à leurs projectiles; c'est ce qui sauva notre sergent, car, au lieu de lui briser la tête, les balles lui contournèrent le crâne, et...