DEUXIÈME PARTIE
SAINT-PÉTERSBOURG
Table des matières UNE RÉHABILITATION
NÉCESSAIRE
Table des matières I
Table des matières Une des choses qui m'étonnent le plus à Saint-Pétersbourg, ce n'est pas de m'y voir, c'est au contraire de n'y point voir plus de Français, attirés comme moi par la seule curiosité d'étudier un pays et un peuple aussi différents de notre peuple et de notre pays.
Si encore le voyage était difficile ou même fort coûteux! Mais point; le chemin de fer vous prend à Paris, gare du Nord, un lundi soir, par exemple, à huit heures, et trois jours après, le jeudi, à six heures du soir il vous descend à Saint-Pétersbourg, gare de Varsovie. Ajoutez que, sur presque tout le parcours, les voitures sont tellement confortables que ces soixante-dix heures de chemin de fer ne pèsent pas plus sur vos épaules, à votre débarquement sur le pavé pointu de la Perspective Vosnessensky, que les cinq heur es de l'express de Paris à Trouville.
Enfin, avec trois cents et quelques francs (mettons quatre cents francs, si vous usez de ces raffinements de voyageur corrompu par la civilisation, tels que le sleeping français, le coupé-lit-toilette belge, la voiture jaune à dormir allemande et le grand wagon-lit russe, ) vous arriverez au bout de votre dépense, qui n'a rien d'absolument ruineux, comme vous voyez.
Celte répugnance à faire le voyage de Russie est d'autant plus inexplicable que les romans de Tourgueneff, de madame Gréville et d'autres encore, ainsi que le succès au théâtre des Danicheff et de Michel Strogoff, semblent avoir mis chez nous les mours russes à la mode.
Comment donc se fait-il qu'il ne soit point de pays sur lequel nous ayons moins de notions précises? Nous en sommes à l'Histoire de Russie du marquis de Custine, pour ce qui est de l'histoire, et, pour la description des hommes et des choses, des choses surtout, au Voyage en Russie de Théophile Gautier, un merveilleux voyage du reste, d'une exactitude photographique, mais qui remonte en somme à quelque vingt-cinq ans. Je ne parle point, bien entendu, des gros ouvrages spéciaux enfouis au fond des bibliothèques et dans lesquels l'écrivain peut aller faire des fouilles; je parle des publications appartenant à la littérature courante, de celles qui s'adressent au grand public et que le simple curieux peut seul emporter avec lui dans son sac de voyage. Croiriez-vous qu'il m'a été impossible de trouver à Paris un guide en français pour la Russie? Le guide Murray, que je dus prendre à défaut d'autres, est d'une insuffisance déplorable, principalement en ce qui concerne Saint-Pétersbourg et Moscou.
- Eh bien, et les Impressions de voyage en Russie d'Alexandre Dumas? me dit mon ami Charles P. avec qui je me promenais hier sur le vaste trottoir de la Perspective Newski, et qui mieux que personne était à même de comprendre mes doléances, puisqu'il habitait Pétersbourg depuis plus de trente ans.
- Oh Dumas! répondis-je, Dumas ne compte pas! Dumas est un fantaisiste, qui avait l'admirable talent de donner la vie à tout ce qu'il touchait, la vie ou du moins l'illusion de la vie. Personne ne l'apprécie, personne ne l'aime, personne ne l'admire plus que moi, mais personne en même temps n'est plus convaincu que ce qu'il a écrit est sorti tout uniment de son imagina tion, un domaine assez vaste, il est vrai, pour satisfaire aux appétits des plus difficiles. J'ai dévoré, comme tout le monde, ses amusantes Impressions de voyage en Russie, mais j'ai toujours pensé qu'elles avaient été écrites à Saint-Germain, ou dans cette fantastique habitation de Monte-Cristo.
- Mais c'est une erreur absolue! se récria Charles P.
- Je vous répète qu'elles sont pleines d'esprit, d'entrain et de gaieté, qu'elles sont piquantes, amusantes et vivantes, vivantes surtout; quant à être vraies, ou même vraisemblables, c'est une autre affaire.
- Eh bien, voyez où vous entraîne votre parti pris d'incrédulité; si l'ouvrage de Dumas a un mérite, c'est précisément sa sincérité. Je vous accorde qu'il y a beaucoup de bavardage dans ces quatre volumes de350 à400pages, mais c'est le bavardage d'un homme qui ne garde rien pour lui, et qui dit tout ce qu'il voit sans en rien oublier, qui recueille au passage toutes sortes d'histoires, de légendes, d'anecdotes, pour les servir à ses lecteurs arrangées, transformées, revues etaugmentées à sa guise. Mais voilà tout; ces histoires, ces légendes, il ne les invente pas, il les a entendues, il a vu les lieux qui leur ont servi de théâtre; s'il n'en a point connu les héros, il a tout au moins rencontré leurs descendants. Maintenant, pourquoi, au lieu de raconter purement et simplement ceshistoires, naïves ou effrayantes, pourquoi les a-t-il dramatisées, poétisées? ce n'est pas seulement pour tirer à la ligne, c'est aussi, c'est surtout parce qu'il était romancier et auteur dramatique, et qu'à mesure qu'il écrivait, les faits s'arrangeaient d'eux-mêmes sous sa plume, habituée à se jouer au milieu des trames lés plus compliquées. C'est l'histoire de tous les hommes d'imagination qui ont écrit leurs Mémoires ou leurs Impressions de voyage.
- Enfin, vous voulez me faire croire qu'Alexandre Dumas est parti un beau jour, ou plutôt un beau soir, pour la Russie, avec ses amis le comte et la comtesse Kouchelef, comme il le raconte dans son premier chapitre, avec sa verve gouailleuse et bon enfant?
- Parfaitement.
-Allons donc! vous voyez, aujourd'hui que l'on peut aller si facilement de Paris à Pétersbourg, combien peu de gens profitent de ces facilités, et vous voulez, me persuader qu'à cette époque-là, c'est-à-dire il y a plus de vingt-cinq ans, alors que les chemins de fer russes n'existaient pas pour ainsi dire et qu'il fallait aller s'embarquer à Stettin pour gagner Saint-Pétersbourg par la Baltique, vous voulez me persuader que ce grand blagueur de Dumas s'est bel et bien laissé entraîner dans ce voyage fantastique, sans autre raison que celle de servir de garçon d'honneur à un ami qui devait se marier sur les bords de la Néva?
- Et qui vous dit que ce n'est pas précisément ce côté fantastique, insensé, de l'aventure qui l'ait tenté? En tout cas, ce que je puis vous affirmer, c'est qu'il est bien venu à Saint-Pétersbourg, que je l'y ai vu, de mes yeux vu, et que même je ne l'ai guère quitté pendant toute la durée de son séjour ici.
-Alors, c'est bien vrai? vous parlez sérieusement?
-Très sérieusement. Mon frère était un de ses amis les plus intimes, et je le connaissais moi-même quelque peu. Aussi, dès que j'avais appris son arrivée, étais-je accouru me mettre à sa disposition. Du reste, si vous voulez monter chez moi (c'est tout à côté), je vous montrerai des lettres qu'il m'a écrites depuis son départ, et notamment pendant le cours de son voyage au Caucase. Si ces preuves palpables ne vous suffisent point, saint Thomas que vous êtes, c'est que vous aurez le doute et l'incrédulité bien profondément chevillés dans l'esprit.
II
Table des matières Un quart d'heure après, nous étions installés dans le cabinet de Charles P., au deuxième étage d'une belle maison de la Gorokhovaîa (ou rue aux Pois), à l'angle de la grande Morskaîa.
Mon ami me tendit une boîte pleine de ces cigarettes russes, effilées et minces, qu'on appelle là-bas des papyros, frotta une allumette sur le dos de la boîte et me l'offrit.
- Je vous disais tout à l'heure, reprit-il, que je connaissais quelque peu Dumas. Voici comment j'avais fait sa connaissance. Lorsque je m'étais décidé à accepter la position qu'on m'offrait à Saint-Pétersbourg, je n'avais pas voulu quitter Paris, la France et les miens pour un temps qui pouvait se prolonger, et qui s'est prolongé en effet, comme vous le voyez, au delà même de mes prévisions, sans aller embrasser mon frère, alors réfugié en Belgique, à la suite du coup d'État, en1852. Je trouvai mon frère à Bruxelles; il n'était pas encore installé, ne sachant pas s'il se fixerait définitivement à Bruxelles ou s'il irait s'établir en Suisse; et, en-attendant, il avait accepté l'hospitalité chez Dumas, toujours heureux d'obliger ses amis.
Dumas me reçut moi-même avec une cordiale accolade, et voulut absolument me garder quelques semaines dans une charmante petite chambre gothique, que George Sand venait de laisser libre, après un séjour d'un mois.
Ces quelques semaines-là, je les passai presque tout entières dans le cabinet de mon frère, contigu à celui de Dumas, car le Musée de Bruxelles, l'Hôtel de ville, la Maison du roi, les autres maisons curieuses de la Grand'Place et le Manneken Piss m'intéressaient infiniment moins que l'intimité et la conversation de ce merveilleux esprit, toujours si alerte et si vivant. Je ne me lassais pas de voir fonctionner toute la journée cette espèce de machine à vapeur intelligente, d'en étudier, pour ainsi dire, le mécanisme et les ressorts; et d'admirer la puissance prodigieuse de cet esprit que rien ne lassait ni n'épuisait, et la force non moins extraordinaire de ce corps gigantesque qui se prêtait à toutes les exigences de la pensée, sans jamais lui refuser...