II
Paul Michelin continua :
- Enfin, à tort ou à raison, à cette époque on attribua le vol des cent mille francs à Rocambole. La police se mit en campagne, fouilla Paris et la banlieue ; de Rocambole point.
- C'est tout simple, dit Baccarat. Il s'est bien réellement noyé en s'évadant.
- Mais, dit la comtesse Vasilika, ne nous avez-vous pas dit tout à l'heure qu'on l'avait arrêté ?
- Permettez, comtesse, je ménage mes effets.
- Ah ! ah !
- Au bout de six semaines, c'est-à-dire il y a trois jours environ, continua Paul Michelin, on a arrêté un certain aventurier qui s'était produit dans le monde sous le nom de major Avatar. Le marquis de B. l'avait présenté au club des Asperges ; il en répondait comme de lui-même. Néanmoins la police a mis la main dessus.
- Eh bien ? dit Baccarat, dont le calme et l'indifférence firent place à une vague inquiétude.
- Le major arrêté a avoué à l'instruction qu'il était bien Rocambole.
- Vraiment ?
- Malheureusement, poursuivit le narrateur, la joie de la police n'a pas été de longue durée.
- Comment cela ?
- Rocambole s'est évadé.
- Encore ? dit un des auditeurs.
- Comment ? demandèrent tous les autres.
Baccarat et Fabien d'Asmolles se taisaient, mais ils étaient visiblement inquiets.
- Il s'est évadé ce matin, comme on le ramenait à l'instruction.
- C'est assez difficile pourtant, objecta un monsieur.
- C'est presque impossible, répondit Paul Michelin.
- Rocambole s'est évadé néanmoins ?
- Hélas ! oui.
- Comment a-t-il fait ?
- On ne sait pas, il est entré avec un gendarme dans l'antichambre de l'instruction. Il y avait là un autre gendarme. Après avoir inutilement sonné plusieurs fois, le juge d'instruction s'est décidé à ouvrir la porte de son cabinet et à regarder dans l'antichambre.
- Où il n'y avait plus personne, interrompit vivement la comtesse Vasilika.
- Pardon, madame.
- Rocambole y était ?
- Non, mais les deux gendarmes qui ronflaient tous les deux comme des orgues de cathédrale.
- Il les avait endormis ?
- Et de la belle manière, allez, car on n'a pas pu les réveiller, et un médecin a constaté, au poste où on les avait transportés, qu'ils étaient sous l'influence d'un narcotique très violent.
- Voilà une superbe évasion ! fit la comtesse Vasilika.
Baccarat ne répondit rien ; mais elle échangea un nouveau regard inquiet avec le vicomte Fabien d'Asmolles. La pendule du salon sonna minuit. C'était l'heure où on se retirait d'ordinaire et tout le monde se leva.
- Mon cher Paul, dit la comtesse, qui fit trêve un moment à ses préoccupations, vous nous parlerez de Rocambole un autre jour.
La blonde Vasilika, à qui la comtesse Artoff donnait l'hospitalité, se retira la première. Puis chacun sortit à son tour. Mais comme M. Fabien d'Asmolles prenait son chapeau, Baccarat lui dit :
- Restez donc un moment, mon ami ; j'ai reçu des nouvelles du comte Artoff, qui est encore en Russie.
- Quand revient-il ?
- La semaine prochaine.
Tout le monde s'en alla, à l'exception de M. d'Asmolles.
- Eh bien ! lui dit Baccarat en le regardant fixement, que pensez-vous de tout ce qu'on nous a dit ce soir ?
- Je pense que cela pourrait bien être.
- Vous croyez à Rocambole ?
- J'y crois. Cette évasion porte sa marque de fabrique.
- Mon Dieu ! dit Baccarat, j'étais en Russie l'été dernier, quand les journaux ont parlé de l'évasion de quatre forçats du bagne de Toulon. Je n'ai rien su de tout cela ; mais si Rocambole n'est plus à Toulon, prenons garde.
- À quoi ? fit M. d'Asmolles.
- Mon ami, dit Baccarat, vous savez bien que votre femme n'a jamais rien su de la substitution de son vrai frère à cet imposteur qu'elle aimait si tendrement.
- Hélas ! dit M. d'Asmolles, une pareille révélation l'aurait tuée.
- Qui vous dit que cette révélation ne se produira pas !
- Comment ?
- Si Rocambole retombe aux mains de la justice. aujourd'hui tout se sait. on raconte tout. les journaux se distribuent par cent mille. Si Rocambole est jugé à Paris, qui vous dit que notre nom à tous ne sera pas prononcé.
- Vous me faites frémir, mon amie, dit tristement M. d'Asmolles.
- Cependant, reprit Baccarat, on a tant parlé du faux Rocambole autrefois - car le vrai, nous seuls l'avons connu -, on en a tant parlé, dis-je, qu'il a dû rester comme un fantôme dans le souvenir de tous les gens de police.
- Et à l'état légendaire dans les bagnes et les prisons, dit Fabien. On en parle comme d'un être surnaturel.
- Qui sait, dit Baccarat, si quelque coquin vulgaire n'a pas eu la vantardise de se faire passer pour Rocambole ?
- Je l'espère, dit Fabien ; mais.
- Mais quoi, mon ami ?
- J'ai de singuliers pressentiments.
- Bah !
- J'ai même à présent souvenir d'une chose étrange qui m'est arrivée.
- Quand ?
- Il y a un peu plus d'un mois.
- Voyons, mon ami, reprit la comtesse, je vous écoute et je suis tout aussi agitée que vous de vagues pressentiments.
Fabien reprit :
- Vous savez que depuis que ma femme a perdu sa mère, nous habitons notre hôtel de la rue de la Ville-l'Évêque.
- Oui.
- L'hôtel a un vaste jardin.
- Aussi grand que le mien, dit Baccarat. Je le connais.
- L'enfant joue toute la journée dans le jardin. Quelquefois sa mère va l'y rejoindre. De l'autre côté du mur qui nous borne s'élève une maison dont l'entrée est rue de Surène. C'est une maison à locataires. Un jour, comme j'entrais dans le jardin, j'aperçus à une fenêtre de cette maison une tête pâle, dont l'attention paraissait concentrée sur mon enfant qui courait après un cerceau. Cette tête, en me voyant, se rejeta vivement en arrière et disparut. Mais j'avais eu le temps de la voir. et.
- Et ?. fit Baccarat de plus en plus inquiète.
- Il m'avait semblé que c'était lui.
- Et il y a un mois de cela ?
- Oui.
- Et depuis lors ?.
- J'ai épié. je me suis caché. mais je n'ai jamais revu cette tête pâle, et j'ai cru que j'avais été le jouet de quelque illusion.
- Mon ami, dit la comtesse, il est tard. Votre femme est un peu souffrante, m'avez-vous dit. Bonsoir, mais revenez me voir.
- Quand ?
- Demain. Il faut savoir à quoi nous en tenir. Si je veux des renseignements, j'en aurai de bien autrement particuliers que ceux de ce pauvre Paul Michelin.
M. d'Asmolles s'en alla. La comtesse Artoff demeura seule dans son boudoir, oubliant de sonner sa femme de chambre pour se faire déshabiller. Elle demeura là plus d'une heure, auprès de son feu presque éteint, plongée tout entière dans les souvenirs du passé. Quelque chose lui disait que tout cela était vrai et que Rocambole allait reparaître dans son existence, si heureuse et si calme depuis dix ans. Tout à coup, un bruit singulier la fit tressaillir. Il lui avait semblé qu'on marchait dans le jardin. Elle s'approcha de la fenêtre et l'ouvrit. La nuit était noire. Le corps de logis en retour sur le jardin, dans lequel habitait la comtesse Vasilika, n'était plus éclairé que par la lueur douteuse d'une veilleuse. La comtesse Vasilika était au lit. Baccarat tendit l'oreille et n'entendit rien. Elle regarda et ne vit rien. Elle ferma la croisée et vint se rasseoir auprès du feu. Mais tout à coup, le même bruit se reproduisit. Et comme elle se levait, inquiète, une ombre se dessina...