I.
Table des matières L'état de l'Europe, pendant le temps que vécut Lydwine, fut effroyable.
En France, règnent Charles VI puis Charles VII. Lydwine naît l'année même où Charles VI, âgé de douze ans, monte sur le trône. Dans le lointain des âges, les années de ce règne évoquent d'abominables souvenirs?; elles dégouttent de sang et, à mesure qu'elles s'éboulent, les unes sur les autres, elles se dévergondent?; aux lueurs des vieilles chroniques, derrière le transparent poussiéreux de l'histoire, quatre figures passent.
L'une est celle d'un aliéné, au teint hâve, aux joues creuses, aux yeux tantôt ardents et tantôt morts?; il croupit dans un palais à Paris et ses vêtements sont des pacages de vermines et ses cheveux et sa barbe sont des haras à poux. Ce malheureux qui fut, avant qu'il ne divaguât, un être familier et libertin, irascible et débile, c'est le roi Charles VI. Il assiste, maintenant idiot, à la bacchanale enragée des siens.
L'autre est celle d'une intrigante, baroque et vénale, d'une femme impérieuse, bruyamment décolletée et traînant après elle, sous un hennin planté, comme une tête de diable, de deux cornes, une robe historiée et qui n'en finit point?; et elle souffle lorsqu'elle marche, chaussée de souliers à becs de deux pieds de long?; c'est la reine de France, la bavaroise Ysabeau, qui apparaît, grosse des ouvres d'on ne sait qui, près d'un mari qu'elle abhorre.
La troisième est celle d'un bavard et d'un fat dont les dames de la Cour raffolent et qui se révèle, à la fois, cordial et rapace, avenant et retors?; il pressure le pays, draine l'argent des campagnes et des villes et le dissipe en de scandaleuses équipées?; celui-là, c'est le duc d'Orléans, le maudit des peuples, ainsi que l'appelle, en pleine chaire, un religieux de l'ordre de saint Augustin, Jacques Legrand.
La quatrième, enfin, est celle d'un petit chafouin, malingre et taciturne, sournois et cruel, le duc de Bourgogne, Jean sans Peur, qualifié de Jean sans pitié, par tous.
Et tous les quatre se démènent, s'invectivent, s'écartent et se rejoignent, exécutent une sorte de chassé-croisé macabre, dans la débandade d'une nation qui répercute l'insanité d'un roi. La France, en effet, se convulse?; à Paris, ce sont les atrocités de la guerre civile, la dictature des bouchers et des égorgeurs qui saignent les bourgeois, tels que des bêtes?; en province, ce sont des troupes de malandrins qui assomment le paysan, incendient les récoltes et jettent les enfants et les femmes dans le brasier des meules?; ce sont les hordes scélérates des d'Armagnac, la tourbe avide des Bourguignons et ceux-là tendent la main aux Anglais pour les aider à sauter la Manche?; et les voilà, en effet, qui débarquent près d'Harfleur, remontent vers Calais et rencontrent, en chemin, l'armée française, dans le comté de Saint-Pol, à Azincourt. Ils l'attaquent et sans peine abattent, ainsi que des quilles, les files de ces lourds chevaliers emprisonnés comme en des guérites de fer dans leurs armures et huchés sur des chevaux qui demeurent immobiles, les quatre pattes enfoncées dans l'argile détrempée du sol?; et, tandis que la région est envahie, le Dauphin fait assassiner le duc de Bourgogne qui a lui-même fait occire le duc d'Orléans, le lendemain du jour où il s'est réconcilié et a communié de la même hostie, avec lui?; de son côté, la reine Ysabeau, stimulée par ses besoins de luxe, se vend à l'ennemi et oblige le fou qui règne à signer le traité de Troyes?; et, ce faisant, elle déshérite son fils au profit du souverain d'Angleterre devenu héritier de la couronne de France. Le Dauphin n'accepte pas cette déchéance et, trop faible pour résister, il prend la fuite et est proclamé roi par quelques aventuriers, dans un manoir de l'Auvergne?; le pays est scindé en deux camps, trahi par les uns, roué de coups par les autres, rançonné par tous. Il semble que sa dispersion soit proche quand, à quelques mois d'intervalle, le roi d'Angleterre Henri V et le roi de France, Charles VI, meurent?; la lutte n'en continue pas moins entre les deux nations. Charles VII, insouciant et craintif, toujours vu de dos, prêt à décamper, se perd en de basses intrigues, pendant que l'ennemi lui rafle, une à une, ses provinces?; on ne sait plus très bien ce qu'il va rester de la France, quand le ciel jusqu'alors impassible s'émeut?; il envoie Jeanne d'Arc, elle accomplit son ouvre, chasse les étrangers, mène sacrer son misérable monarque à Reims et expire, délaissée par lui, dans les flammes, deux années avant que Lydwine ne trépasse.
Ce sort de la France, à la fin du XIVe siècle et au commencement du XVe, fut donc atroce, et il le fut merveilleusement, car les fureurs humaines ne suffirent point et les fléaux s'en mêlèrent?; la peste noire sévit et faucha des milliers d'êtres?; puis elle disparut pour céder la place au tac, une épidémie singulièrement redoutable, à cause de l'ardeur meurtrière de ses toux?; celle-là s'éteignit à son tour et la peste revint, vida Paris seul de cinquante mille personnes en cinq semaines et s'en alla, laissant à sa suite, trois années de famine?; ce après quoi, le tac surgit encore et acheva de dépeupler les villes.
Si la situation de la France est lamentable, celle de l'Angleterre, qui la torture, ne vaut guère mieux. Aux soulèvements du peuple, succèdent les révoltes des nobles?; on s'égorge dans l'île et l'on s'y noie. Le roi Richard II se rend odieux à tous par ses débordements et ses rapines. Il part pour réprimer les troubles de l'Irlande?; on le dépose et on lui substitue le duc de Lancastre, Henri VI, qui le claquemure dans un cul de basse fosse et le décide, en lui imposant trop de jeûnes forcés, à mourir. Le règne de l'usurpateur se passe à modérer des discordes et à déjouer des brigues?; entre temps, il brûle, sous couvert d'hérésie, ceux de ses sujets qui lui déplaisent et traîne dans des crises d'épilepsie une existence de malade que les manouvres de son fils, aux aguets de sa succession, désespèrent. Il trépasse à l'âge de quarante sept ans et ce fils connu jusqu'alors comme un pilier de cabarets et un chenapan qui ne fréquentait que les voleurs et les filles, se décèle, dès qu'il monte sur le trône, ainsi qu'un homme froid et cassant, d'une arrogance démesurée et d'une piété féroce. Le pharisaïsme et la cupidité de la race anglaise se sont incarnés en lui?; il préfigure la sécheresse et le bégueulisme éperdu des protestants?; il est, en même temps qu'un usurier et un bourreau, un pasteur méthodiste, avant la lettre. Il rénove la campagne de Normandie, affame les villes, falsifie les monnaies, pend, au nom du Seigneur, les prisonniers, accable de sermons ses victimes?; mais son armée est lacérée par la peste et cette curée qu'il sonne du terroir de France, l'épuise. Il est néanmoins victorieux à Azincourt?; il massacre tous ceux qui ne peuvent se racheter et exige d'énormes rançons des autres et, tandis qu'il agit de la sorte, il se signe, il marmotte des oraisons, il récite des psaumes?; puis il décède au château de Vincennes et son héritier est un enfant de quelques mois. Ses tuteurs, l'un violent et dissolu, maladroit et vénal, le duc de Glocester?; l'autre vaniteux et rusé, le duc de Bedford, ravagent la France, mais ils sont battus à plate couture par Jeanne d'Arc et se souillent à jamais en l'achetant pour la faire périr, après un infâme procès, sur un bûcher.
Et après la France et l'Angleterre, ce sont les Flandres qui, atteintes en plein flanc, gisent, démâtées par les bourrasques.
Leur histoire est intimement liée à la nôtre et elles sont, elles aussi, dévorées par les luttes intestines?; la rivalité commerciale de Gand et de Bruges fait jaillir, durant des années, de ses prairies devenues des ossuaires, des sources de sang.
Gand se décèle ainsi qu'une cité orgueilleuse et têtue, peuplée d'un amas d'éternels mécontents et de pieuses brutes?; avec ses corps de métier, elle est le bivac des jacqueries, le camp dans lequel se ravitaillent les séditions des vilains?; tous les révolutionnaires de l'Europe font cause commune avec elle?; - Bruges semble plus policée et moins opiniâtre, mais sa superbe égale celle de Gand et son âpreté au gain est pire. Elle est le grand comptoir de la chrétienté et elle asservit, avidement, les villes qui l'entourent?; elle est une négociante implacable et à propos d'un canal qui peut avantager l'une de ces agglomérations au profit de l'autre, des haines de cannibales naissent. Le comte de Flandre Louis III dit de Male, tyranneau vaniteux et prodigue, malchanceux et cruel, se heurte à l'entêtement des Gantois et vainement il s'efforce de le briser par des supplices. Leur chef Philippe d'Artevelde marche contre lui, le défait, pénètre dans Bruges dont il tue, de préférence, les plus riches commerçants?; ce après quoi, il saccage les hameaux et spolie les bourgs. La noblesse des Flandres appelle la France à l'aide?; c'est une croisade de castes où le rôle d'infidèles est joué par des tisserands?; Charles VI et le duc de Bourgogne franchissent la frontière, rejoignent, à la tête d'une armée, d'Artevelde à Roosebeke et ils foncent sur les Flamands qui se sont bêtement reliés entre eux avec des chaînes, pour ne pas reculer?; ils les refoulent, les acculent les uns sur les autres, les suffoquent dans un étroit espace, sans même qu'ils puissent...